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16.12.22

La Réunion, île intense et méconnue

       Perdue au milieu de l’Océan Indien, l’île de La Réunion se situe au carrefour des influences de l'Afrique, de l'Asie et de l'Europe. Celle qui s’est longtemps appelée “Île Bourbon” est aujourd’hui forte de 868 000 habitants et d’une population très jeune (29% de la population a moins de 20 ans), qui rendent cette terre de métissage au passé complexe particulièrement dynamique et attractive. Rencontre avec trois acteurs réunionnais (de sang ou d’adoption) qui s’engagent, chacun dans leurs domaines respectifs, pour le rayonnement de cette île intense et injustement méconnue.

Aline Peltier

Directrice de l’Observatoire Volcanologique du Piton de la Fournaise
« Quand on est volcanologue, vivre auprès d’un volcan aussi actif que le Piton de la Fournaise, c’est une chance ! »

Alexis Chaussalet

Militant et candidat aux élections législatives 2022
« La Réunion est un lieu singulier de par son histoire, son caractère insulaire…mais surtout de par son métissage »

Gilles Cailleau

Directeur du Séchoir (scène pluridisciplinaire)
« L’île de La Réunion résiste à toute tentative de définition »

Interview#1

Le Piton de la Fournaise, joyau de La Réunion sous haute surveillance

A La Réunion, le volcan est roi. Les habitants de l’île vivent au rythme des éruptions du Piton de la Fournaise, l’un des volcans les plus actifs au monde – avec une moyenne d’une phase éruptive tous les 8 mois. Si les locaux aiment et admirent leur star volcanique, cette dernière attire également un grand nombre de touristes, puisqu’il s’agit du site naturel le plus visité de l’île. Vieux de 500 000 ans, ce volcan est devenu en 2010 un bien naturel inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. Mais attention : ce Piton, malgré sa beauté, reste une force de la nature à surveiller.

Aline Peltier, volcanologue française, dirige depuis 2016 l’Observatoire Volcanologique du Piton de la Fournaise. Reliée à l’Institut de Physique du Globe de Paris, cette station est en charge de la surveillance du Piton de la Fournaise. Rencontre avec cette géophysicienne passionnée par l’île intense.

Quelle est la singularité du territoire de La Réunion ? Pourquoi l’affectionnez-vous autant ?

Quand on est volcanologue, vivre auprès d’un volcan aussi actif que le Piton de la Fournaise, c’est une chance. Il s’agit d’un des volcans les plus actifs au monde, avec en moyenne 2 éruptions par an. Depuis que l’Observatoire existe (1979), il y a eu 83 éruptions. Cela fait énormément de matière pour les scientifiques ! Qui plus est, c’est un des volcans les plus surveillés au monde, équipé d’une centaine de capteurs, ce qui nous permet vraiment d’anticiper les éruptions. Nous faisons aussi bien qu’Hawaï et les Italiens en termes de surveillance, d’ailleurs nous avons le réseau de surveillance le plus dense au monde, et nous sommes souvent cités en exemple dans la communauté des volcanologues.

Quelles missions menez-vous au quotidien au sein de l’Observatoire ? Quels ont été les projets lancés depuis votre arrivée ? 

À l’Observatoire, nous avons trois missions principales. Tout d’abord, une mission de surveillance du volcan. C’est notre raison d’être. On travaille en collaboration avec les autorités locales. Depuis la naissance de l’Observatoire, les 83 éruptions du Piton de la Fournaise ont toutes été anticipées. Nous avons pu donner l’alerte à chaque fois plusieurs heures, jours, voire semaines avant l’éruption : on sait voir les choses venir.

Nous poursuivons aussi de nombreux projets de recherche. Depuis que j’ai pris la tête de l’Observatoire, ils se sont multipliés : par exemple, nous avons une équipe d’ingénieurs et de techniciens qui développent actuellement des petits capteurs à faible coût et très légers que nous imaginons installer sur des drones afin de mesurer la concentration des gaz dans les panaches. L’idée serait d’éviter aux personnes de devoir s’approcher trop près des sites éruptifs et de se mettre en danger. En recherche, nous travaillons aussi beaucoup avec nos voisins comoriens : nous sommes notamment en contact avec nos collègues de l’Observatoire Volcanologique du Karthala, puisque leurs volcans sont relativement similaires au nôtre. Ces spécificités communes nous permettent de mieux comprendre notre volcan. Jusqu’à fin 2019, j’ai également mené un projet de recherche qui a mis en image un glissement du flanc du volcan : en effet, le volcan est ouvert vers la mer et ce glissement pourrait un jour créer à terme des déstabilisations importantes et des conséquences graves sur toute l’île.

Enfin, nous avons une mission de sensibilisation et de communication vers le grand public. A ce titre, nous travaillons beaucoup avec la Cité du Volcan. Ils sont porteurs de messages sur les dangers du volcan auprès du grand public et nous organisons avec eux, à l’occasion, des conférences grand public par exemple. Nous travaillons aussi beaucoup avec la PIROI de la Croix-Rouge, qui a développé un programme de sensibilisation des plus jeunes aux risques naturels. Nous essayons de faciliter la prise de conscience car même si lors des 83 éruptions recensées par l’Observatoire, il n’y en a eu que 3 dans des zones hors-enclos, dont 2 impactant des villages, cela peut se produire à nouveau. Toute l’île peut être touchée. Des pitons sont présents un peu partout et certains ont moins de mille ans ! Par ailleurs, il ne faut pas oublier également que La Réunion, c’est deux volcans. Le Piton des Neiges n’est qu’endormi… 600 000 personnes vivent autour de ce volcan et il pourrait tout à fait se réveiller. Il n’y a pas eu d’éruption depuis 12 000 ans, mais nous le surveillons. Il y a des sources chaudes sous ce volcan, ça bouillonne !

«  Depuis la naissance de l’Observatoire, les 83 éruptions du Piton de la Fournaise ont toutes été anticipées. Nous avons pu donner l’alerte à chaque fois plusieurs heures, jours, voire semaines avant l’éruption : on sait voir les choses venir. »

Quelles ont été les évolutions notables de l’Observatoire Volcanologique ces dernières années ? Comment l’imaginez-vous dans 10 ans ?

Depuis 2020, nous sommes également chargés du suivi de l’activité sismo-volcanique de Mayotte. En 2018, l’île a connu une grosse crise sismique. Un an après, une éruption volcanique a été découverte sur le plancher océanique au large de Mayotte : la première depuis 7 000 ans !  3 mois seulement se sont passés entre le premier séisme et le début de l’éruption en mer. Fort heureusement, comme c’était une éruption en mer, il n’y a pas eu d’impact direct pour la population Mahoraise si ce n’est les séismes ressentis… Mais on sait dorénavant que Mayotte est actif. Pour pallier l’absence d’observatoire sur place, l’État a créé le Réseau de Surveillance Volcanologique et Technologique de Mayotte (REVOSIMA). L’Observatoire Volcanologique du Piton de la Fournaise y est chargé de la surveillance opérationnelle. Même si nous sommes situés à 1 200 km, nous surveillons à la fois nos deux pitons et le volcan de Mayotte. Pour le volcan de Mayotte, nous le faisons en lien avec le BRGM, qui est sur place, mais le cœur opérationnel est basé à La Réunion : c’est donc une vraie reconnaissance de notre expertise, cela prouve que nous rayonnons au sein de l’Océan Indien.

À la suite de cette découverte et de notre nouvelle mission, les études observatoires se sont étoffées. Nous sommes maintenant 16 personnes permanentes au sein de l’équipe (contre 11 auparavant)). De fait, se crée un projet de nouvel Observatoire. Nos locaux sont vieillissants et ne sont plus adaptés à nos effectifs et missions car ils datent de 1979 (et ils ne sont pas représentatifs de notre aura locale, nationale et internationale !). Ce projet d’Observatoire “moderne” sortira je l’espère de terre d’ici 10 ans.

Quel rayonnement pour votre structure et le volcan, au sein de l’île mais aussi en métropole et à l’international ?

L’Observatoire et le volcan rayonnent loin, très loin. Dès qu’il y a une éruption, nous faisons la une des JT locaux : c’est l’événement, le spectacle. La population réunionnaise est très attachée à son volcan. Par exemple lors de l’éruption du 12-13 juillet 2018, 20 000 personnes sont allées voir le volcan en 48 heures. C’est fédérateur ! Il faut cependant noter que le Piton de La Fournaise reste dangereux. Aujourd’hui, le volcan entre en éruption dans une zone non-habitée. Mais un jour, il pourrait parfaitement y avoir une éruption dans une zone habitée, ce qui menacerait la population. Il faut donc réussir à jongler avec ces deux éléments : d’un côté, les visiteurs qui veulent apprécier l’éruption et sa beauté, de l’autre, les mesures préventives nécessaires à la sécurité de tous.

Notre rayonnement est local (pour le grand public, le Piton est une star !), régional nous travaillons en collaboration avec les Comores, Mayotte, Singapour ou encore l’Indonésie) et international (le volcan du Piton de la Fournaise est cité au même titre que le Kilauea à Hawaï lors de conférences scientifiques et nous avons des collaborations scientifiques avec de nombreux instituts au travers le monde). 

Interview#2

L’engagement politique comme moteur d’affirmation de l’identité réunionnaise

Tout comme celui de la France métropolitaine, le paysage politique réunionnais est marqué par une très forte diversité. C’est dans cet enchevêtrement d’influences qu’est né, à l’occasion des élections législatives 2022, le mouvement hybride “Alon sobat !” (en français : “Battons-nous”) porté par le militant réunionnais Alexis Chaussalet. Candidat de l’Union Populaire pour la 3ème circonscription de La Réunion, cet ancien travailleur associatif est arrivé 3ème lors du premier tour des élections législatives – seulement 51 voix le séparaient de la députée sortante. Une expérience qui n’a en rien entamé l’engagement citoyen de ce Réunionnais rentré sur son île natale en 2020, convaincu que tout y était à construire. Entretien.

Selon vous, quelles sont les spécificités de l’île de La Réunion ?

La Réunion est un lieu singulier de par son histoire, de par son caractère insulaire… mais surtout de par son métissage. On le retrouve dans toutes les strates de la société – la culture, l’agriculture, les pratiques de santé, la cuisine. Par ailleurs, La Réunion est une île d’une richesse inouïe, avec une nature rayonnante et une biodiversité exceptionnelle. Un endroit où l’on sent que l’on peut inventer tous les possibles. Nous sommes le 2ème département le plus jeune de France : l’indice de vieillissement à La Réunion est de 38,9, là où la moyenne nationale est de 82,5. On ressent sur l’île une vitalité permanente… Et en même temps une lutte indispensable pour affirmer l’identité réunionnaise. En somme, je résumerais la spécificité de notre territoire au « vivre ensemble » : à La Réunion, beaucoup de religions cohabitent et coexistent. Sans l’idéaliser, ce « vivre ensemble » est éclairant à bien des égards, surtout lorsque l’on s’attarde sur les débats politiques nationaux.

Pourquoi avoir voulu vous engager sur le territoire réunionnais ?

La Réunion est pour moi une terre de possibilités. À mon sens, une des batailles centrales à mener au sein de l’île est celle de l’autonomie alimentaire et de l’agriculture biologique. On vit aujourd’hui dans un système mondialisé, où nous sommes évidemment tous dépendants des fluctuations du commerce international et des importations. Pour autant, à La Réunion, nous sommes en capacité d’atteindre une forme d’autosuffisance alimentaire. Défendre notre modèle agricole fait partie des combats indispensables. Ce combat-là a une portée très concrète dans la mesure où, en y répondant, on répond aussi à l’urgence écologique.

Par ailleurs, j’ai toujours eu une sensibilité exacerbée face aux inégalités : or, ici, elles explosent. Elles sont criantes : selon l’Observatoire des inégalités, nous sommes le 2ème département de France avec le plus d’inégalités de revenus, derrière l’Île-de-France. 40 % de la population vit en-dessous du seuil de pauvreté et 100 000 personnes sont illettrées. La lutte pour la justice sociale et pour un accès à l’égalité au sens général du terme est indispensable.

« La Réunion est une île d'une richesse inouïe, avec une nature rayonnante et une biodiversité exceptionnelle. Un endroit où l’on sent que l’on peut inventer tous les possibles. »

Ces inégalités sont-elles dues au fait que beaucoup de villes sont fortement enclavées sur ce territoire ?

Oui, c’est un des facteurs clés. Les inégalités d’accès à l’éducation, notamment, y sont forcément corrélées. Il faut imaginer qu’il existe à La Réunion des territoires comme le cirque de Mafate, qui ne sont accessibles qu’après des heures de randonnées ou par hélicoptère. La continuité de la République impose nécessairement d’avoir accès à la santé et à l’éducation et, pour des raisons pratiques, ce n’est ici pas toujours le cas. Il y a une illustration concrète de ce que sont les services publics et ce que doit être la continuité de la République sur ce territoire… Mais lorsque nous sommes face à un système de santé et d’éducation (surtout d’éducation !) calqué sur un modèle centré sur la France hexagonale, une bataille me semble nécessaire au niveau local : la reconnaissance de l’histoire de la Réunion, la reconnaissance du créole… Ce sont des sujets qu’il est indispensable de traiter si on veut pouvoir rattraper les inégalités auxquelles nous faisons face.

D’après vous, comment expliquer que ce rapport à l’identité locale (et notamment aux langues) soit plus fort dans les territoires « excentrés » ?

La question de l’identité mérite des heures de discussion ! Nous pouvons déjà éluder une première chose : La Réunion ne s’assume pas comme un pays à part entière. Nous sommes un territoire ultramarin qui fait partie de la France et il n’est pas question de remettre en cause ce lien. Pour autant, la définition de l’identité s’inscrit nécessairement dans une histoire… Et l’histoire de La Réunion est, à de nombreux égards, extrêmement différente de celle de la France hexagonale. Il y a pour moi un trait commun entre toute personne née à La Réunion ou qui y a vécu pendant longtemps : c’est l’entremêlement, le fait que les cultures se mêlent et que l’on retrouve le métissage dans plein de dimensions différentes de la société. Quand on écoute de la musique, quand on mange, quand on se balade et que l’on croise une mosquée en face d’une église : ici, nous ne sommes pas exactement dans le même rapport à l’identité qu’en métropole. Et je pense que c’est une certaine richesse, une certaine fierté : assumer nos spécificités sans avoir une quelconque forme de reniement par rapport à la métropole.

Vous qui avez participé aux élections législatives, quel état des lieux de la démocratie locale faites-vous ?

Il y a un point commun entre La Réunion et la métropole : la déconnexion entre les élus et la population. C’est un problème démocratique national qu’il faut pallier. Mais forcément, celui-ci est décuplé quand s’y ajoute l’insularité. Quelque chose m’a frappé lorsque nous avons organisé notre campagne : c’était la notion de “rendre des comptes”. En discutant avec les Réunionnais, j’ai pris un engagement. Je leur ai dit : « Si je suis élu, je m’engage à revenir tous les ans pour une grande réunion dans chaque ville de la circonscription et chacun aura le droit de poser ses questions et de demander à avoir une vision plus transparente du travail qui est accompli à l’Assemblée ». Cette proposition a rencontré un écho impressionnant sur le territoire. À partir d’un constat simple, qui est celui de la déconnexion entre les élus et la population, on peut mettre en place des dispositifs loin d’être galvaudés et concrets… Et on se rend compte que la politisation au sens noble du terme n’est pas complètement abandonnée par les gens et que cette envie d’engagement politique citoyen, citoyenniste, est encore très marquée. Je ne sais pas si elle est plus forte que dans d’autres territoires de France métropolitaine, mais on sent qu’il y a un réel tissu de solidarité et une dimension d’entraide et de bienveillance qui se retrouvent dans cet engagement politique. Vis-à-vis de l’enclavement, c’est pour moi la meilleure des réponses.

La Réunion se sent-elle « abandonnée » par la France métropolitaine d’un point de vue politique ?

Certainement. Il faut savoir que, lorsqu’une loi est adoptée au Parlement, il est – dans la majorité des cas – inscrit dans cette loi que son application sur les territoires ultramarins sera organisée par ordonnance. Cela signifie qu’une disposition légale s’applique de façon uniforme sur un territoire… mais que l’adaptation spécifique pour les territoires ultramarins n’est pas prévue. On peut donc légitimement éprouver un sentiment d’inégalité de traitement et d’abandon. Par ailleurs, j’évoquais tout à l’heure la question de l’alimentation : par exemple, le combat contre l’implantation des enseignes de fast foods sur l’île afin de protéger les producteurs et restaurateurs locaux nécessite une disposition légale nationale. Ce n’est pas la commune, la région ou le département qui vont pouvoir empêcher, réguler, limiter l’implantation de ces enseignes sur le territoire. Le pouvoir public est parfois aux abonnés absents et il peut y avoir une réelle impression d’être un peu “les oubliés de la République” – surtout lorsque l’on voit le taux de chômage chez les jeunes, le seuil de pauvreté et les inégalités de revenus sur l’île.

Comment l’île adresse-t-elle les enjeux climatiques actuels ? Quelle importance occupent les territoires ultramarins dans la réduction de l’impact écologique de la France ? La Réunion est-elle perçue à sa juste valeur ?

La Réunion est un territoire qui pourrait jouir d’une exemplarité remarquable en matière écologique. En effet, l’île dispose de toutes les énergies possibles : le vent, la mer, le soleil… Mais aussi – et je pense qu’elle est trop peu explorée – la géothermie, très prometteuse, grâce au volcan. Des études ont été menées sur ce sujet, mais tout a été abandonné lorsqu’il y a eu un changement de majorité régionale et nous avons perdu toute exploration là-dessus. Il y avait pourtant un potentiel vivier énergétique énorme. Concernant la protection de la biodiversité : elle est capitale et elle mérite qu’on y mette davantage de moyens, surtout lorsque l’on voit comment l’ONF (Office National des Forêts) aujourd’hui est victime de coupes budgétaires drastiques. On ne peut que s’en inquiéter quand on sait que c’est elle qui préserve et valorise les endroits les plus enclavés et avec le plus fort potentiel de biodiversité.

À mon sens, l’une des priorités indispensables en matière de bataille sur la question de l’urgence climatique concerne les transports en commun. La Réunion souffre d’un gros problème de congestion automobile. C’est dramatique : nous avons plus de deux véhicules par foyer ! Nous payons le prix de dizaines d’années d’abandon des politiques publiques sur une vision de long terme des transports en commun. C’est un défi majeur, central. Cela touche encore une fois à l’enclavement des territoires, mais il est aussi question d’éducation, de transformation des mentalités vis-à-vis du rapport à l’utilisation des véhicules personnels. Même si notre territoire présente une réelle complexité géographique, une réflexion doit être menée concernant l’innovation, en termes de maillage entre différentes mobilités (douces, vélos, tramways, bus…).

Un deuxième défi concerne l’agriculture, la planification agricole et, encore une fois, la question de l’autonomie alimentaire. Ici, la cuisine est basée sur 3 ingrédients : l’oignon, l’ail et le gingembre. Or, les oignons et l’ail sont majoritairement importés de Chine. Les oignons et l’ail locaux sont régulièrement produits en trop grande quantité et jetés. Et surtout, il est intéressant de regarder le prix des choses : l’ail de Chine coûte entre 3 à 4 euros le kilo et l’ail de La Réunion coûte entre 15 et 35 euros le kilo. Pour une famille au portefeuille modeste, la question ne se pose pas : on se rue sur l’ail de Chine (qui est d’ailleurs de mauvaise qualité et abondamment traité aux pesticides). Les pouvoirs publics ont une responsabilité énorme, immense pour repenser ce modèle. Il est nécessaire de répondre aux besoins des producteurs et agriculteurs, de soutenir les filières locales, de valoriser ce patrimoine gastronomique historique (on retrouve la question de l’identité). En répondant à ces questions, on répondrait aussi à l’urgence climatique en limitant une importation drastique déraisonnée. Pendant la campagne de juin, j’aimais essayer de redonner confiance aux gens en leur disant qu’il est possible de consommer autrement. Je leur expliquais : « Finalement, la consommation de ton ail péi est un acte politique ! ».

Interview#3

Le Séchoir : à l’assaut du spectacle vivant réunionnais… et d’ailleurs

Tous les Réunionnais connaissent Le Séchoir, ce théâtre emblématique implanté depuis 1997 dans l’Ouest de l’île, à Saint-Leu. Au fil des années, cette structure est devenue un outil majeur de la structuration du spectacle vivant à La Réunion et dans l’océan Indien. Cette scène profondément éclectique est aussi à l’initiative du Leu Tempo Festival, le plus ancien et le plus important des festivals pluridisciplinaires de La Réunion.

Auteur, metteur en scène et acteur, Gilles Cailleau a pris la tête du Séchoir en mars 2021, avec l’ambition, entre autres, d’en faire une scène conventionnée d’Intérêt National – Art en territoire – par le Ministère de la Culture. Rencontre.

Quel fut votre parcours avant de prendre la tête du Séchoir ?

J’étais sur le point d’enseigner le latin et le grec, mais j’en ai finalement décidé autrement : à 22 ans, une rencontre avec un metteur en scène que j’appréciais beaucoup me propulse dans le monde du théâtre. J’ai travaillé dans la même compagnie pendant 12 ans. Pour être un meilleur acteur, on m’a dit : “fais de la technique !”. Et c’est ce que j’ai fait : j’ai appris le métier d’éclairagiste, j’ai passé mon permis poids lourd, je suis devenu directeur technique, régisseur général, créateur lumière, décorateur, scénographe. J’ai aussi été codirecteur d’une salle à Avignon pendant mes vacances ! Et, c’est vrai, toutes ces activités m’ont aidé à devenir acteur…

Mais je me suis rendu compte que la relation que j’entretenais avec les spectateurs ne m’intéressait pas. Je n’aimais pas “jouer pour le mur du fond” – ce que l’on conseille souvent aux jeunes acteurs, en France. J’ai aussi compris que l’idée de “fabriquer des choses formidables” m’importait peu. Je voulais juste fabriquer de l’inoubliable. Et l’inoubliable, ce n’est pas forcément le meilleur : c’est plutôt ce qu’on ne peut pas ranger, ce qui est inclassable.  Puis, j’ai eu une “crise mystique” en 1996 : j’ai tout arrêté, acheté une vieille roulotte et fait des tournées dans toute la France pendant 3 ans. J’ai fait l’expérimentation de l’odyssée lente et c’est comme cela que j’ai renoué avec mon métier. En 1999, j’ai créé une compagnie de cirque et de théâtre itinérante appelée “Attention fragile” : nous jouions des spectacles pour un petit nombre de personnes, pour avoir avec entre chacune d’entre elles une relation égale. Je suis encore directeur artistique de cette compagnie, même si elle se trouve actuellement à Marseille.

Après toutes ces expériences, comment êtes-vous arrivé sur l’île de La Réunion ?

J’ai fait ma toute première tournée à La Réunion en 2005. Je suis resté huit semaines sur l’île. Très vite, je me suis dit que c’était un endroit qui correspondait exactement à mon amour des choses contradictoires. Ce lieu était pour moi une sorte de résumé de plein de conflits qui se résolvaient dans un pragmatisme tendu mais joyeux. Je trouvais ça génial et j’ai pensé : “peut-être que le jour où je ne trouverai plus vraiment de sens à faire ce que je fais, je pourrais venir le faire à La Réunion pour en retrouver le sens justement”. En 2015, la compagnie réunionnaise “Cirquons Flex” m’a sollicité pour les mettre en scène. Je leur ai répondu : « d’accord, mais pour des mauvaises raisons : j’ai juste besoin d’une bonne excuse pour revenir à La Réunion ». Cela a donné lieu à un très beau spectacle nommé “Appuie-toi sur moi”.

Pourquoi avoir pris la tête du Séchoir, cette salle de spectacle “andémik” historique de l’île ?

J’ai toujours eu la hantise d’être metteur en scène ou directeur de troupe un peu trop longtemps. Je craignais que personne n’ose me dire que j’étais devenu “old school”, voire « has been ». Quand l’opportunité de diriger Le Séchoir s’est présentée, je n’ai pas beaucoup hésité : j’adorais et j’adore cet endroit. Je me suis dit : “ça y est, j’ai envie de donner la parole. On me l’a beaucoup donnée pendant 35 ans… et maintenant, je vais la donner à d’autres”. Et me voilà donc de retour à La Réunion depuis 2 ans.

Je ne postulais pas par défaut, puisque j’avais une compagnie qui marchait bien et que j’abandonnais à regret… Elle me manque tous les jours, mais j’ai la sensation d’être à un endroit du monde où je me sens plus utile – ou en tout cas, où j’ai le sentiment de faire un peu de bien aux gens et au monde !

Justement, pouvez-vous nous parler plus en détails du Séchoir ? Pourquoi cette scène est-elle si “précieuse” sur l’île ?

Il s’agit d’une salle assez ancienne, créée en 1997 par l’auteur et metteur en scène Baguett’ (il a été un des premiers à faire du théâtre politique en créole à La Réunion et a aussi créé le Leu Tempo Festival, un moment très fort de théâtre et de spectacles qui a lieu tous les ans sur l’île). Les arts de la rue et du cirque sont inscrits dans l’ADN du Séchoir. Ce festival est particulier à La Réunion parce qu’il est pluridisciplinaire, ce qui n’est plus si courant. Le Séchoir promeut les arts composites, les arts transversaux, les arts un peu “fun” ! Et en même temps, il laisse beaucoup de place à la “jeune” création. La programmation navigue entre le roots et la hype, c’est un mélange insolite. En 2000, Le Séchoir a été la première “scène conventionnée” de La Réunion. En 2016, elle est ensuite devenue Pôle National Cirque de La Réunion en préfiguration, mais l’attribution du label n’a pas pu aboutir.

Le Séchoir a toujours travaillé, soutenu, défendu une culture réunionnaise – ou plutôt des cultures réunionnaises, à partir du moment où elles ne sont pas en autarcie. Notre scène est forte de beaucoup de créations régionales, ainsi que de créations provenant de tout l’Océan Indien. Mais Le Séchoir n’est pas fermé aux autres cultures : par exemple, il m’est aussi important de rencontrer des gens de l’Hexagone. J’échange avec beaucoup de collègues métropolitains, mais en gardant en tête cette règle : “je soutiens tes artistes si tu soutiens les miens”, afin de ne pas créer de désavantages. On ne peut pas se priver d’échanges et de la découverte de l’ailleurs. Cela rentre en compte dans mes choix de programmation : cette volonté de créer un équilibre entre le local et le “lointain”. J’essaie de m’arranger pour faciliter la sortie de territoire des artistes réunionnais, je tente d’enrichir des univers et des arrière-mondes par la rencontre afin de ne pas tourner en rond dans une création qui serait auto-satisfaite. Il faut toujours croiser d’autres mondes : c’est comme cela que je conçois l’”andémik”.

Ce rayonnement a-t-il perduré ?

Oui, bien que Le Séchoir ait connu quelques difficultés – comme le monde du théâtre dans sa globalité : depuis 2014, le budget du Séchoir baissait. Le théâtre avait perdu beaucoup d’énergie. En parallèle de ces déboires, la ville de Saint-Leu et Le Séchoir se regardaient en chiens de faïence. Ainsi, lorsque je suis arrivé, on m’a fait comprendre que la scène percevait trop d’argent alors qu’elle n’avait plus de statut. En quelques mois, j’ai donc réécrit très vite un projet de scène conventionnée d’intérêt national, basé sur un rééquilibrage entre la force d’attractivité du Leu Tempo Festival sur le littoral, et le travail porté par Le Séchoir dans les terres et dans les Hauts de l’île.

Pour conclure, qu’affectionnez-vous particulièrement à La Réunion ?

Il y a beaucoup à dire ! J’aime “l’esprit de tentative” de La Réunion. Pour moi, c’est une île qui expérimente en permanence. Une île à plein d’endroits blessée, parfois fataliste, mais jamais résignée.

Paradoxalement, l’absence d’une forme de colonisation humaine de la nature est aussi belle sur cette île : moi qui viens de Marseille, je trouve sa mer sans bateaux magnifique. C’est aussi un lieu où presque un tiers du territoire n’a jamais été foulé par les pieds humains, parce que les forêts y sont verticales.

Je me sens bien dans cette sorte d’altérité douce qu’offre l’île. Parfois, on se rend dans des pays qui sont complètement différents de ce que l’on connaît. La première fois que je suis venu à La Réunion, j’étais presque plus surpris de trouver les mêmes choses qu’en métropole dans les supermarchés. Cette incohérence me choque et, en même temps, me plaît. J’aime les incohérences. Pour moi, La Réunion est une sorte de tentative poétique : des choses qui n’ont rien à faire ensemble, et qui, parce qu’elles sont mises ensemble tout à fait par hasard, fonctionnent. C’est une poésie permanente, au sens grec de la poésie (poiesis) : c’est une fabrication perpétuelle.

La Réunion est peut-être le seul endroit de France où, quand on fait une “soirée poésie”, les gens applaudissent comme si c’était un concert. La question de la prise de parole, ici, est magnifique – puisque pendant 300 ans, les gens en ont été privés.

Pour conclure ? Je dirais que La Réunion résiste à toute tentative de définition.

Séchoir
Scènes de l'île de la Réunion

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