Vous avez une longue carrière de journaliste. Qu'est-ce qui vous a donné envie de vous engager dans le combat politique et pour les élections au Parlement européen en 2019 ?
Une raison très simple. Depuis la chute du mur de Berlin, j’ai milité pour l’approfondissement et l’accélération de l’unité européenne. À mes yeux, cette unité était cruciale après la période abominable que fut la guerre froide, et ce malgré l’ancienne stabilité qu’elle procurait au monde.
À l’époque, j’étais correspondant du journal Le Monde à Moscou. Même avant la chute du mur, alors que je constatais le délitement du système, il m’était apparu certain que nous allions entrer dans une période anarchique (au sens premier du terme : sans pouvoir établi) et que cette période serait extraordinairement dangereuse. Selon moi, le seul espoir était de pouvoir arrimer à l’unité européenne, à la fois l’ancien bloc soviétique et l’autre rive de la Méditerranée. Il s’agissait donc d’affirmer l’Union européenne comme une union politique.
Depuis 1989, j’ai répété un matin sur deux au micro de France Inter qu’il n’y avait rien de plus important au monde que l’unité européenne. Je ne pouvais donc refuser de m’engager au Parlement européen. J’ai accepté mais je suis toujours journaliste. La députation est une fonction, pas un métier. Depuis que je suis au Parlement, j’ai mis mon métier au service de ma fonction.
Dans votre dernier ouvrage, « La Nation européenne », vous revenez sur votre expérience au Parlement européen. Quels enseignements en avez-vous retirés ?
Nous traversons une période de profonds troubles et de grandes inquiétudes pour nos sociétés. Ces dernières sont liées évidemment au retour de la guerre au cœur de l’Europe, aux effets de plus en plus brutalement visibles du changement climatique, à l’apparition de nouvelles puissances économiques et militaires. L’Union doit peser de tout son poids pour affirmer ses choix et ses valeurs.
Mais aujourd’hui, j’en suis venu à une conviction différente de celle que j’avais avant d’être élu eurodéputé. Je pense que ce n’est pas le moment d’augmenter les pouvoirs du Parlement européen. Confier plus de pouvoirs entre les mains d’une institution qui n’est pas encore mûre et qui est mal appréhendée de nos opinions publiques, serait prendre un risque.
Un constat, également : il m’aura été donné de vivre durant ce mandat probablement le moment le plus important de l’histoire de la construction européenne. Et je pèse mes mots. Après les deux premiers actes de la construction de l’unité européenne, qui ont été le marché commun puis la monnaie unique, nous sommes désormais entrés dans le troisième acte : celui de la tentative de construction d’une union politique.
Je suis relativement optimiste parce que je pense que nécessité peut faire loi et qu’il existe des chances réelles que nous y parvenions. Bien sûr, l’échec est tout à fait possible, et précisément parce que nous abordons maintenant les domaines régaliens que sont la politique étrangère, les politiques industrielles ou la défense. Nous allons nous écharper, parce les intérêts des uns et des autres peuvent être différents, parce qu’il y a des conceptions, des histoires, des psychologies très diverses. Nous touchons vraiment à une question essentielle : sommes-nous une nation ?
J’anticipe l’émergence de sérieux conflits politiques et économiques. Mais paradoxalement, je souhaite qu’ils éclatent. Leur absence serait le signe que nous nous sommes rendormis, tandis que s’il y a conflit, c’est bien que nous avançons.
Pensez-vous que les différentes nations souhaitent réellement progresser dans la construction européenne ?
En premier lieu, selon moi, il existe bien une « nation européenne » même si elle n’est pas toujours consciente ou explicitement exprimée. Je constate d’abord que les extrêmes droites, qui étaient absolument europhobes d’une manière déclarée il y a encore une poignée d’années, ne le sont plus. Elles ne se risquent plus à proposer une sortie de leur pays de l’Union européenne. Elles perçoivent que cela pourrait jouer contre elles aujourd’hui.
Deuxièmement, si l’on regarde les sondages, on remarque dans tous les pays une réduction considérable du nombre de citoyens se disant partisans d’un Brexit, d’un Italixit, d’un Spanexit, etc. Les citoyens ont pu constater qu’au moment de la pandémie, si nous n’avions pas été unis, la situation aurait été bien plus critique. Les opinions publiques européennes voient aussi que, dans la guerre qui a lieu actuellement en Ukraine, il y a un agresseur et un agressé. Nos concitoyens prennent conscience qu’il vaut mieux être unis face à une telle menace.
L’Europe existe, les gens le sentent et en perçoivent les avantages. Le temps où l’on caricaturait une Europe qui règlementait la taille des concombres est révolue. Il est désormais clair que la première partie du XXIᵉ siècle sera dominée par la compétition entre les États-Unis et la Chine. Si nous n’existons pas politiquement, nous, les Européens, alors notre influence sera aussi insignifiante qu’un bouchon au fil de l’eau.
Une défense européenne est-elle enfin en train d’émerger ?
Avec la guerre, nous avons constaté avec effarement que, tout simplement, nous n’avions pas de stock d’armes. Nous souhaiterions sincèrement livrer plus de munitions aux Ukrainiens et nous ne les avons pas. Si les États-Unis votaient demain pour monsieur Trump et qu’il décidait, comme il l’a annoncé, de se désengager, que se passerait-il ? Nous ne serions pas en position d’aider l’Ukraine. Cela donne le vertige et conduit aux conclusions suivantes : premièrement, que l’alliance avec les États-Unis, donc l’Alliance Atlantique, est absolument capitale, et deuxièmement que la construction du pilier européen de cette alliance, soit d’une défense européenne commune, est aussi vitale qu’urgente.
"Si les États-Unis votaient demain pour Monsieur Trump (...) nous ne serions pas en position d'aider l'Ukraine."
Constatez-vous un basculement de la position des pays les plus atlantistes de l’UE ?
Tout à fait. S’il y a des nuances entre les États membres, aujourd’hui, plus personne dans l’Union européenne ne s’oppose à une défense commune. Cinq ans en arrière, les Français étaient les seuls à porter cette position.
Il s’agit de savoir aujourd’hui : de quelle défense commune parlons-nous ? Quel doit-être son rapport avec les États-Unis ? Aucun État membre ne plaide pour la sortie de l’Alliance Atlantique. Mais faut-il laisser perdurer la situation actuelle : les États-Unis et tous les États européens agissant en ordre dispersé ? Je pense qu’il faut qu’il y ait une collaboration entre les États-Unis et l’Union européenne, bien que cela ne soit pas réalisable à l’heure actuelle. Certains pays, dont la France, s’y opposeraient et l’Union européenne ne s’est pas encore affirmée comme une union politique.
Enfin, on voit que tous les pays européens se réarment. Faut-il acheter uniquement des armements européens ou également américains ? Certains, dans le débat, arguent à juste titre que cela devrait prioritairement soutenir nos industries, nos emplois, nos rentrées fiscales européennes. Mais d’un autre côté, si nous n’achetions plus aucune arme aux États-Unis, seraient-ils toujours aussi attachés à l’idée d’une solidarité avec nous ? Agir ainsi ne nourrirait-il pas le trumpisme ?
Ne pensez-vous pas que les débats autour de la défense européenne pourraient au contraire mettre à jour des clivages irréversibles, avec des pays comme la Hongrie par exemple ? Quels sont les premiers chantiers pour la mettre en œuvre ?
Si cela les met à jour, tant mieux. Monsieur Orban explique un jour sur deux entre les lignes que Vladimir Poutine aurait ses raisons. Mais à l’heure des décisions, il vote toutes les sanctions et n’utilise pas le droit de veto dont il pourrait se prévaloir.
Pour avancer sur ce sujet, je pense que nous devons rationaliser nos achats. Nous pouvons avoir des systèmes d’armement différents, mais il faut qu’ils soient compatibles. Comme pour les vaccins, nous devons développer des achats en commun pour pouvoir mieux négocier plus vite, moins cher, à nos conditions.
Enfin, nous devons concevoir nos plans de défense de manière collaborative. Je souhaiterais que nous développions des académies militaires communes pour apprendre à nos soldats à travailler plus étroitement ensemble. Des manœuvres conjointes au sein de l’Alliance atlantique ont été menées et des liens très étroits se sont déjà tissés.