Les chiffres sont alarmants : en France, 30% des dirigeants non-salariés du secteur des métiers d’art sont âgés de plus de 55 ans et 25% des savoir-faire industriels sont susceptibles de disparaître, car détenus par la génération des baby-boomers. Bousculé, relégué au second plan, le monde de l’artisanat peine à faire face aux crises successives (économique, sanitaire, culturelle) et au manque criant de main-d’œuvre.
À la source de ces problématiques de recrutement et de transmission de savoir-faire se trouve, entre autres, le système scolaire français actuel : “on ne valorise plus du tout l’intelligence manuelle et on place des millions d’enfants en situation d’échec scolaire, sous prétexte qu’ils ne collent pas aux attendus académiques”, explique Gabrielle Légeret. Consciente de ces enjeux, la jeune femme a fondé, en 2021, l’association De l’or dans les mains. L’objectif : redonner ses lettres de noblesse aux métiers d’art en réintégrant la pratique manuelle dans les collèges.
Un besoin impérieux de changer les choses
Née dans un petit village de Touraine, Gabrielle Légeret a été témoin pendant son enfance de la valeur des métiers artisanaux et de l’importance du travail manuel. En 2015, elle entame des études à la Sorbonne, puis à Sciences Po Paris. Mais après plusieurs expériences étudiantes au sein d’institutions gouvernementales en France et à l’étranger, le besoin de changer les choses au sein de notre société devient impérieux. En 2016, elle participe à la création de “Chemins d’avenirs”, une association dédiée à l’égalité des chances pour les jeunes issus des zones rurales et des petites villes. Son parcours dans le monde de l’éducation débute.
Quelques années plus tard, témoin de la fermeture de nombreuses entreprises artisanales et ateliers dans sa région, elle décide de se mobiliser pour changer le regard sur ces métiers et la place que la société leur donne. En 2021, elle a donc fondé l’association De l’or dans les mains afin d’éveiller les jeunes aux métiers manuels et ainsi œuvrer pour assurer la pérennité des traditions artisanales.
Réinventer l’éducation pour mieux valoriser l’intelligence manuelle
Composée de 8 salariés et forte d’un réseau de plus de 500 artisans, l’association De l’or dans les mains déploie dans les classes de 5ème un programme de 15 heures intitulé “Je découvre les métiers de la main”. Ce parcours d’initiation aux métiers manuels s’articule entre des temps de pratique, animés par des artisans, et des temps de cours, lors desquels les enseignants abordent les outils pédagogiques proposés par la structure (cahier pédagogique, podcasts, vidéos, etc.).
À ce jour, De l’or dans les mains est implantée dans six régions et compte environ 4 000 bénéficiaires. “Il y a une vraie volonté de développement national, mais nous le faisons doucement : en tant que jeune structure, nous préférons dans un premier temps approfondir nos méthodologies et notre pédagogie”, souligne l’entrepreneuse. D’autant que l’association est sur-sollicitée par les établissements scolaires : plus de 100 collèges sont actuellement sur liste d’attente pour participer à ce programme. “C’est un puissant signal positif sur le souhait des enseignants de réintégrer plus de pratique manuelle : ils ont bien en tête que séparer l’intellectuel du manuel, ce n’est plus d’actualité !”, s’enthousiasme Gabrielle Légeret, qui prône une pédagogie active.
Du côté des enfants participant au programme, l’engouement est tout aussi fort. Ainsi, si 65% des jeunes sensibilisés via les ateliers ne connaissaient aucun des métiers de l’artisanat avant d’être en contact avec l’association, 1 élève sur 2 n’exclut plus de faire un métier manuel à la fin du programme et 75% des élèves prennent conscience de leurs capacités manuelles grâce à l’intervention de la structure. “On constate leur émerveillement, la magie s’opère”, raconte Gabrielle Légeret. “Lors de nos ateliers, un jeune qui est catalogué comme “mauvais élève” et placé en situation d’échec va être placé, quoi qu’il en soit, en situation de réussite. A la fin de l’atelier, il a construit quelque chose. Quelque chose de concret.”
L’Éducation nationale, ce “grand dinosaure”
Si l’association a immédiatement été, comme le souligne l’entrepreneuse, une “aventure collective” (la structure dispose d’un Conseil d’Administration expérimenté, a été incubée par Live for Good et est actuellement soutenue par le fonds de dotation Entreprendre&+), la tâche n’est pas pour autant aisée.
Gabrielle Légeret se heurte, entre autres, aux difficultés de motricité fine de beaucoup d’enfants : “pour un certain nombre de jeunes, découper un rond grâce à des ciseaux n’est pas facile, car on ne leur apprend pas la dextérité. Des études récentes ont montré qu’à leur entrée en primaire, certains élèves rencontrent des difficultés pour écrire… parce qu’ils ne parviennent pas à tenir un stylo. Leurs mains ne sont pas assez musclées”, s’alarme l’entrepreneuse.
En outre, l’association doit faire face aux normes de sécurité imposées par les collèges (pas de soudure, pas de scie trop coupante, etc.), qui réduisent son champ d’action. Mais la difficulté principale de la structure reste sans surprise son intégration au sein de la vieille machine qu’est l’Éducation nationale. “C’est un grand dinosaure, une usine à gaz”, avoue Gabrielle. “Nous avons la chance d’arriver à faire exister notre association dans les écoles parce que nous avons su parler aux enseignants et nous entourer. Ce n’est pas la voie la plus facile, mais nous sommes convaincus que c’est celle qui a le plus d’impact.”
La nécessité de mettre en place des politiques publiques
Initier les élèves aux métiers manuels ne suffisait pas : l’association De l’or dans les mains s’est très vite engagée activement dans un plaidoyer pour transformer l’éducation en intégrant davantage la pratique manuelle. “Il y a 800 000 collégiens de 5ème par an : malgré son action et son engagement, l’association à elle-seule ne pourra jamais toucher tous ces jeunes. Il faut une véritable politique publique”, justifie l’entrepreneuse.
En mai 2023, devenue une voix influente dans le secteur de l’artisanat, Gabrielle Légeret a été missionnée pour piloter l’axe jeunesse de la stratégie gouvernementale en faveur des métiers d’art. La jeune femme y voit une reconnaissance du travail mené jusqu’à maintenant par l’association : “on se dit qu’on ne fait pas fausse route. Notre travail a été reconnu très vite par les pouvoirs publics, c’est donc qu’il y avait un vrai besoin”. Gabrielle Légeret et son association sont bien parties pour guider et inspirer la jeunesse qui façonnera de ses mains le monde de demain.