Lorsqu’Abdelaali El Badaoui nous confie son parcours, il revient tout d’abord sur l’événement qui a façonné son enfance et son rapport au monde. Un accident domestique qui, à l’âge de six ans, le brûle à 70%. Lors de sa prise en charge, ses parents, analphabètes, issus de l’immigration marocaine, restent désemparés face aux déclarations des médecins.
Dix ans plus tard – est-ce vraiment un hasard ?- Abdelaali El Badaoui est de retour à l’hôpital mais désormais au service des patients… Sans bac, ni brevet, il enchaîne de nombreux petits boulots : brancardier, auxiliaire de vie, conducteur du SMUR, agent de service hospitalier, etc… Des années d’activités qui lui permettent en 2007 d’obtenir une équivalence pour passer le concours d’infirmier. Diplômé, il officie trois années au sein de différents services (cardiologie, pédiatrie, soins intensifs, réanimation…), avant de lancer son cabinet.
Désormais au plus près des patients, à leur domicile, il est saisi par le manque de lisibilité et d’intelligibilité des offres de soins disponibles. Si cet homme de terrain, très investi, mobilisait déjà ses collègues professionnels de santé pour mener des initiatives de prévention et de sensibilisation auprès des populations fragiles, il décide d’aller plus loin, de structurer son action, et de créer l’association Banlieues Santé en 2018.
Banlieues pour lieux bannis
La banlieue désigne au Moyen Âge la lieue du ban, la distance jusqu’à laquelle s’étendait le ban seigneurial. « Si vous décomposez le mot banlieue, et inversez les deux termes, banlieue devient lieu banni. La mise au ban de toutes celles et ceux qui sont loin du droit commun. Au XIVe siècle, les rois mettaient les personnes atteintes de lèpre ou encore les indigents, au ban… En réalité le terme banlieue est pour moi bien plus proche de l’histoire de la ruralité que des quartiers populaires », explique Abdelaali El Badaoui.
Soucieux de réintégrer ces populations mises au ban, avec Banlieues Santé, il ambitionne de lutter contre les inégalités sociales de santé. S’appuyant sur la définition de la santé de l’OMS « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité », l’association prend en compte tous les déterminants sociaux tels que la culture, le logement, le sport ou encore le bien manger. L’objectif ? Réussir à embarquer les populations les plus vulnérables pour éveiller en elles une capacité à agir sur leur santé et réduire ainsi l’écart d’espérance de vie existant entre les populations les plus aisées et les plus modestes.
« Si vous décomposez le mot banlieue, et inversez les deux termes, banlieue devient lieu banni. La mise au ban de toutes celles et ceux qui sont loin du droit commun. »
Le logisticien du dernier kilomètre des politiques publiques
Au cœur du projet, une nécessité : celle de restaurer la confiance. La Covid-19 a exacerbé « les fake news » et la défiance envers les professionnels de santé s’est d’autant plus accentuée. Conséquence : les populations vulnérables, déjà très éloignées des parcours de soins, y renoncent encore plus fortement ou y ont recours très tardivement. En décloisonnant les secteurs social et sanitaire, en rapprochant ces professionnels des habitants des territoires populaires et ruraux, Banlieues Santé investit le terrain. Et se positionne comme le logisticien du dernier kilomètre des politiques publiques. Un dernier kilomètre essentiel pour faciliter l’accès à la santé et qui s’inscrit dans un cercle vertueux. En effet, le temps gagné dans la prise en charge des malades permet de réaliser des économies qui peuvent être réinvesties dans la santé de demain.
Les habitants au cœur des initiatives
Afin d’atteindre les habitants, Banlieues Santé propose des solutions sociales et médicales innovantes en partant toujours des besoins du terrain. Habitants, collectivités, acteurs de santé, tous travaillent en concertation. Un modèle qui repose sur une conviction : « Les habitants sont les propres solutions à leurs problèmes. Il faut les accompagner, les outiller pour qu’ils puissent prendre soin d’eux-mêmes. Et transformer leur vulnérabilité en compétence » explique Abdelaali El Badaoui. Tout l’enjeu pour l’entrepreneur repose sur la formation, notamment autour des métiers du « care ».
Le Café des femmes est une belle illustration de la philosophie de l’association : « la solidarité au service de la capacitation », et de sa… réussite. Lieu de vie, ouvert sur la ville, il accueille des femmes en situation de vulnérabilité sociale mais aussi des co-workers, une micro-crèche, des partenaires du monde sportif et bien sûr une permanence de professionnels de soins… Lieu de tous les possibles, de réassurance, où le bien-être et l’échange de savoirs deviennent des moteurs d’émancipation, c’est aussi un lieu d’invitation à la discussion. Les échanges menés constituent ainsi l’opportunité de cartographier les besoins des habitants, puis d’y répondre en imaginant les projets correspondants. C’est le cas de « La vue est belle », un programme pensé avec Essilor, Vision for Life et le centre de santé de la Fondation Rothschild à Paris. Puisqu’après le dentaire, l’optique est le deuxième soin auquel les Français renoncent pour des raisons financières, Banlieues Santé organise, avec ces partenaires, une « journée all inclusive ». Les habitants, identifiés et invités, suivent un parcours de soin, de la consultation ophtalmologique à la délivrance d’une paire de lunettes sur-mesure – au même endroit et le même jour.
« Les habitants sont les propres solutions à leurs problèmes. Il faut les accompagner, les outiller pour qu’ils puissent prendre soin d’eux-mêmes. Transformer leur vulnérabilité en compétence . »
Un modèle qui fait florès
Car l’une des forces de l’association réside dans sa capacité à travailler avec de multiples acteurs : l’État, les collectivités, les associations, mais aussi des entreprises comme L’Oréal, BNP, EDF, Vinci… L’association, depuis sa création, s’est développée très rapidement. Elle compte aujourd’hui 30 collaborateurs et a déjà touché plus de 2 millions de patients. Elle s’est développée en France puis à l’international dans de nombreux pays comme l’Angleterre, la Belgique, mais aussi le Maroc, l’Algérie, le Sénégal ou encore les Etats-Unis …
Le modèle se duplique pour lutter contre les inégalités face à l’éducation (Banlieues School), ou encore pour éveiller les consciences au risque climatique (Banlieues Climat).
Fort de ces soutiens et de ces succès, Abdelaali El Badaoui a créé un fonds, La France du cœur, qui vise une levée de fonds d’un milliard d’euros.
Distingué par le prix du citoyen européen en 2020, au board du fonds d’investissement des mutuelles Impact et de la Fondation L’Oréal, l’entrepreneur social, également ancien coureur de fond, démontre chaque jour qu’il n’a rien perdu de son endurance.