Qu’est-ce que la redirection écologique ?
Alexandre Monnin : La redirection écologique n’est pas simplement une méthode ou un ensemble d’outils pratiques, c’est avant tout un cadre de réflexion global, qui interroge en profondeur nos technologies, nos organisations, nos institutions, nos systèmes juridiques et, plus largement, tout ce qui constitue le socle du fonctionnement actuel de nos sociétés. Ce cadre ne vise pas seulement à « verdir » ou à optimiser notre monde tel qu’il est ; il cherche à garantir que ce monde restera habitable demain en prenant en compte les conditions et les limites environnementales indispensables à cette habitabilité.
L’idée centrale de la redirection écologique est de dresser un inventaire critique de notre héritage social et technologique pour évaluer si chaque élément est viable et soutenable dans un contexte de crise écologique croissant. Elle implique ainsi une réflexion profonde sur ce qui doit être maintenu, ajusté ou même abandonné afin de préserver les équilibres essentiels, en particulier ceux liés à la biodiversité et au climat, considérés comme les limites planétaires les plus cruciales.
En quoi la redirection écologique se distingue-t-elle de la transition écologique ou du développement durable ?
AM : Contrairement à la transition écologique, qui regroupe des techniques de décarbonation, de promotion de pratiques de sobriété ou de réduction de l’empreinte écologique des technologies et des productions, la redirection écologique va plus loin en intégrant des dimensions d’arbitrage et de renoncement.
La transition écologique, bien qu’essentielle et que recouvrant beaucoup de choses aujourd’hui, tend à s’inscrire dans une logique d’optimisation sans toujours remettre en cause l’ensemble de nos héritages. Elle vise souvent à atténuer les impacts environnementaux des activités humaines en développant des alternatives plus vertes aux pratiques existantes. En complément, la redirection écologique part du constat qu’il ne suffira pas de rendre plus durables toutes nos pratiques actuelles : elle reconnaît que certains aspects de notre mode de vie et de notre économie devront être modifiés en profondeur, voire démantelés, pour répondre aux défis environnementaux majeurs.
La redirection écologique anticipe les limites que nous atteindrons face aux transformations brutales de nos milieux, telles que la montée des eaux, les sécheresses, les feux de forêt et autres phénomènes de plus en plus fréquents et dévastateurs. Elle pose ainsi des questions difficiles mais essentielles d’abandon et de fermeture, comme celle des énergies fossiles ou d’autres pratiques destructrices pour la biodiversité, en se préparant aux renoncements nécessaires pour maintenir les conditions d’habitabilité sur Terre. La redirection écologique invite à anticiper les transformations radicales à venir et à préparer les conditions politiques, sociales et techniques de ces perspectives inévitables.
« La redirection écologique va plus loin que la transition écologique en intégrant des dimensions d’arbitrage et de renoncement. »
Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique
Selon vous, ces dimensions ne sont pas suffisamment prises en compte actuellement ?
AM : Selon les recommandations du GIEC, il est crucial de conjuguer plusieurs dimensions essentielles pour garantir des conditions d’habitabilité durable : la sobriété et l’efficience, auxquelles j’ajoute le renoncement. Ces dimensions sont souvent envisagées de manière isolée, voire en opposition les unes aux autres, alors qu’elles doivent être pensées de manière cohérente pour être véritablement efficaces. Prenons chaque point l’un après l’autre.
L’efficience, d’abord. Elle consiste à améliorer la performance des technologies pour réduire leur impact environnemental, tout en maintenant nos systèmes économiques et technologiques. C’est une dimension classique des approches actuelles, mais elle reste insuffisante à elle seule. En effet, les gains d’efficience sont souvent contrecarrés par des effets rebonds : lorsqu’une technologie devient plus efficace, son coût et son impact unitaires diminuent, ce qui tend à augmenter son usage global. Cette augmentation annule parfois les gains initiaux et limite l’impact positif sur l’environnement.
La sobriété ensuite. Elle vise à réduire notre consommation et l’utilisation de ressources pour limiter les impacts environnementaux. Cependant, envisager la sobriété sans efficience conduit à des choix énergétiques peu viables. Les approches dites « low-tech » peuvent en effet être très coûteuses au regard des services rendus et de l’énergie utile dépensée, et parfois même continuer à dépendre d’énergies fossiles. Une sobriété véritablement écologique doit donc reposer sur une efficience bien pensée, afin de rendre possible un usage à la fois réduit et optimisé des ressources.
La question du renoncement, enfin. Elle est essentielle pour atteindre un modèle soutenable. Certaines infrastructures, pratiques ou modes de vie ne peuvent tout simplement pas être maintenus, même en les rendant plus sobres ou efficients. Par exemple, si nous souhaitons réduire drastiquement notre empreinte écologique en arrêtant la consommation de viande, il faudra également cesser de la produire. Cette logique de renoncement déborde la recherche de sobriété et impose une adaptation de nos modèles.
La redirection écologique invite donc à conjuguer ces trois dimensions pour guider des choix réalistes et cohérents face aux transformations environnementales.
Quel rôle joue la philosophie dans cette démarche de redirection écologique et comment peut-elle inspirer concrètement les politiques publiques ?
AM : La philosophie peut fournir des concepts et des outils pour mieux comprendre la complexité du réel et ainsi participer à l’élaboration de réponses à la crise environnementale. Je m’inscris dans une démarche de « philosophie empirique », inspirée de chercheurs comme Bruno Latour ou Annemarie Mol, qui utilisent des concepts philosophiques pour comprendre les réalités concrètes et actuelles du terrain. Ce travail de terrain est essentiel, car il permet de développer des solutions adaptées aux acteurs confrontés à des défis inédits.
Ce n’est pas une philosophie déconnectée, mais une philosophie en interaction constante avec la réalité, qui permet d’affiner les propositions concrètes qu’il faut élaborer. Une philosophie en acte, sans renoncer au concept, contextualisée et qui adapte son discours en fonction des publics, peut nourrir le débat public et enrichir les décisions politiques. Je suis convaincu que la pensée philosophique peut être mobilisée pour nourrir des actions tangibles.
« L’idée centrale de la redirection écologique est de dresser un inventaire critique de notre héritage social et technologique pour évaluer si chaque élément est viable et soutenable dans un contexte de crise écologique croissant. »
Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique
Vous enseignez dans une école de management. Comment formez-vous les futurs leaders à intégrer la redirection écologique dans un contexte encore dominé par le productivisme ?
AM : Il est essentiel de sensibiliser les futurs décideurs et décideuses à cette approche et leur faire prendre conscience d’un biais répandu qu’ont démontré les recherches de Leidy Klotz : l’esprit humain préfère envisager des solutions par addition plutôt que par soustraction. Cette « culture du renoncement », que nous tentons de cultiver, vise à préparer les étudiants à faire des choix plus sobres et adaptés à nos limites écologiques.
Un second axe essentiel consiste à intégrer la question de la fin de vie dans tout processus de conception. Lors de la formation, nous insistons sur la nécessité de concevoir des produits, services ou infrastructures en réfléchissant dès le départ à leur cycle de vie complet : maintenance, réparation, fin d’usage et démantèlement.
En outre, nous inculquons des principes de décisions démocratiques et collaboratives. Au sein des collectivités et des entreprises, il est crucial de savoir arbitrer des choix de renoncement en concertation avec les parties prenantes, d’autant que ces décisions peuvent toucher directement les populations locales et l’activité économique.
Enfin, nos programmes incluent des projets concrets en collaboration avec des collectivités et des organisations engagées. Par exemple, le projet « Bifurcation RH » mené avec la ville de Grenoble, a permis de questionner les pratiques dans la fonction publique, notamment avec les métiers touchés par les nouvelles exigences environnementales comme celui de jardinier. Ces expériences sur le terrain renforcent la préparation des étudiants à intégrer l’écologie au cœur de chaque secteur d’activité, bien au-delà des cadres, en prenant en compte les enjeux sociaux, humains et économiques de cette redirection.
Un dernier mot peut-être pour rassurer nos lecteurs sur cette question de renoncement et éviter l’éco-anxiété qui peut y être associée ?
AM : Il est crucial de rappeler que renoncer ne signifie pas une simple privation. En réalité, le renoncement, dans le cadre de la redirection écologique, est aussi un acte de préservation et de libération. Il s’agit de renoncer à des pratiques qui nuisent aux conditions d’habitabilité pour se reconnecter à des valeurs et des modes de vie plus durables.
Cela implique de retrouver du plaisir et du contentement non pas dans l’accumulation de biens, mais dans l’intensité de l’expérience. Dans des activités comme le sport, la musique ou l’art, par exemple, la satisfaction provient d’une répétition, d’un approfondissement et d’une maîtrise des gestes.
Renoncer n’est pas perdre ; c’est se donner la chance de vivre autrement, dans un monde en équilibre.
« Renoncer n’est pas perdre ; c’est se donner la chance de vivre autrement, dans un monde en équilibre »
Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique