09.01.25

Réhabiliter l’otium ou retrouver le temps avec Jean-Miguel Pire 

       Dans un monde qui nous pousse sans cesse à produire et à consommer, le concept antique de l’otium, le « loisir intelligent », semble offrir une réponse précieuse aux dérives de la modernité. Historien et sociologue, chercheur à l'EPHE/PSL, Jean-Miguel Pire plaide pour une réhabilitation de cette pratique antique. Il nous explique pourquoi l’otium, loin d’être une pause passive, est un véritable espace de réflexion nécessaire à chacun d’entre nous, pour une meilleure compréhension du monde qui nous entoure.

Qu’est-ce que l’otium, et pourquoi le réhabiliter aujourd’hui ? 

Jean-Miguel Pire : Prisé par les élites romaines, l’otium était valorisé comme un moment propice à l’intelligence, à la méditation et à la création littéraire, une fois leurs obligations sociales et familiales accomplies. Toutefois, ce concept trouve ses racines dans la culture grecque, sous le nom de skhôlè. Les Grecs opposaient aux tâches matérielles (askhôlià) jugées moins nobles, le loisir intelligent qu’ils plaçaient au sommet des activités humaines, au motif qu’il était la condition pour pratiquer la philosophie et déployer un discernement jugé indispensable à la citoyenneté en démocratie.  

C’est sous la domination romaine que cet héritage s’est transformé, l’otium devenant un privilège réservé aux élites, subordonné à l’accomplissement des obligations sociales. Privilégiant la transformation matérielle du monde à la quête spéculative, renonçant à la démocratie, les Romains actent l’inversion des priorités en faveur du « négoce », soit nec otium, c’est-à-dire, littéralement, la négation de l’otium. Explicitement fondées sur le rejet du loisir intelligent, les tâches matérielles et utilitaires, sont désormais jugées supérieures. Cette rupture historique a marqué un changement durable en limitant la valorisation sociale du temps consacré à la réflexion, à la seule période scolaire – le mot « école » trouve ainsi ses origines dans la skhôlè 

Désormais, le divertissement et le repos dominent ainsi largement le temps libre. Le loisir intelligent survit au travers des pratiques intellectuelles solitaires comme la lecture, mais reste souvent cantonné à la sphère spirituelle ou au développement personnel, alors même qu’il était conçu par les Grecs comme une condition de la rationalité et de l’éthique. 

Réhabiliter l’otium aujourd’hui, c’est revendiquer un espace de pensée, non seulement pour nourrir notre esprit, mais aussi pour se reconnecter aux autres et redonner du sens à une société dominée par la productivité et le divertissement instantané. Retrouver ce temps c’est accorder une place au recul, à l’introspection, et cela peut transformer profondément notre rapport au monde. 

L’otium est souvent perçu comme un luxe réservé à quelques privilégiés. Est-ce vraiment le cas ? 

J-M P : C’est une idée reçue. À l’époque romaine, l’otium était effectivement réservé à une élite, mais aujourd’hui, les conditions ont changé. Avec les congés payés, l’accès à l’éducation et à la culture, l’otium n’est plus un privilège. Nous avons tous la possibilité, à un moment ou à un autre, de prendre du recul. Il s’agit avant tout d’avoir conscience que ce temps de pause n’est pas une perte de temps, mais un investissement précieux pour notre bien-être et notre équilibre. 

Dans mon ouvrage L’Otium du peuple publié en 2024, j’ai voulu montrer que l’otium est à la portée de chacun et non réservé à quelques privilégiés. Que ce soit à travers un moment de lecture, une promenade dans la nature ou une simple pause pour réfléchir en silence, l’otium est une faculté humaine universelle, même si nous n’en avons pas toujours conscience. C’est comme en psychanalyse : si vous n’avez pas défini le mot, il est difficile de saisir l’idée. Si ce levier sémantique existe, l’otium devient totalement accessible.  

Démocratiser ce terme et diffuser cette idée constitue la prochaine étape pour faire de l’otium un antidote universel à la frénésie et à la superficialité du monde d’aujourd’hui.

« Réhabiliter l’otium aujourd'hui, c’est revendiquer un espace de pensée, non seulement pour nourrir notre esprit, mais aussi pour se reconnecter aux autres et redonner du sens à une société dominée par la productivité et le divertissement instantané. »

Comment pouvons-nous pratiquer l’otium dans notre quotidien surchargé ? 

J-M P : Il est vrai que dans notre société moderne, le temps semble toujours manquer. Pour pratiquer l’otium dans notre quotidien très rempli, il est essentiel de comprendre que ce temps libre, même limité, permet de développer des compétences cruciales. Tout d’abord, l’otium nourrit notre libre arbitre, c’est-à-dire notre capacité à formuler des jugements réfléchis et à les assumer, tant sur le plan intellectuel qu’au niveau de l’action. Ensuite, il favorise le développement du for intérieur, cette aptitude à se recentrer et à cultiver une pensée personnelle, à l’abri des influences extérieures. 

L’otium renforce également notre sens du jugement, nous permettant de développer des opinions solides et de les défendre devant les autres. Enfin, il affine notre goût, cette capacité esthétique subtile à percevoir le monde de manière nuancée, sans forcément devoir se justifier. Ce cadre de réflexion et d’introspection contribue à former des individus libres, autonomes, capables d’apporter une contribution significative à la société et au bien commun. 

A présent, comment cultiver cela ? Et bien il peut s’agir de prendre une pause de quelques minutes dans la journée pour réfléchir, pour s’arrêter, pour se déconnecter de l’agitation environnante. Au lieu de remplir chaque moment libre par du divertissement – que ce soit avec nos écrans ou d’autres distractions – on peut décider de consacrer ce temps à une activité plus introspective. Le cerveau humain a besoin de moments de silence et de repos, où la pensée continue à vagabonder sans but précis, nourrie de ses rencontres, d’échanges et de moments de contemplation. Il est crucial de valoriser ces temps de retrait intellectuel en s’engageant dans des activités culturelles comme assister à une conférence, une exposition, une pièce de théâtre, ou encore la lecture d’un livre. Ces expériences enrichissent notre créativité et notre sagesse. La culture est un pilier fondamental pour mieux appréhender la réalité et autrui. 

« Démocratiser ce terme d'otium et diffuser cette idée constitue la prochaine étape pour faire de l’otium un antidote universel à la frénésie et à la superficialité du monde d’aujourd’hui.  »

Vous parlez justement très souvent de l’importance de la culture dans la pratique de l’otium. Pourquoi ? 

J-M P : La culture est essentielle à la pratique de l’otium car elle nous expose au monde et aux autres, tout en nourrissant une réflexion éthique. Elle n’est pas un simple « supplément d’âme », mais un outil essentiel pour comprendre et agir de manière éclairée dans la société. Nous avons des politiques culturelles extraordinaires en France – pensez à l’accessibilité des musées – dont nous devons tirer profit.   

Il faut également réintroduire l’idée d’une organisation du temps sacralisé comme un espace dédié à la pensée libre et à la réflexion. Virginia Woolf parlait de « chambre à soi » pour libérer l’esprit. Dans cette lignée, nous devons apprendre à créer un espace mental où nous pouvons individuellement nous retirer, pour réfléchir, pour nous enrichir intellectuellement. Si cette idée se répand, elle pourrait transformer notre rapport au temps et à la culture, et nous rapprocher d’une société plus réfléchie et éthique. 

L’otium, finalement, est-il la clé pour trouver un équilibre dans nos vies modernes ? 

J-M P : Absolument. L’otium, bien compris et pratiqué, peut nous aider à retrouver cet équilibre. Ce n’est pas un culte à l’oisiveté : il n’est pas question de délaisser nos responsabilités ou de nous retirer complètement du monde. Il s’agit plutôt de cultiver un espace où l’on peut réfléchir, prendre du recul, et ainsi revenir à nos activités avec un regard neuf, plus lucide, plus serein.  

Dans une société en quête de sens, redonner une place à l’otium serait un moyen de rééquilibrer nos vies. C’est une démarche profondément éthique. Ce temps libre réfléchi ne sert pas seulement à cultiver son intelligence ou son bien-être personnel ; il est aussi un levier pour développer une pensée plus profonde sur notre rôle dans la société. Il nous permet de réfléchir à l’impact de nos décisions sur le bien commun. Dans un monde qui valorise avant tout l’efficacité et le rendement, l’otium nous offre la possibilité de nous libérer d’une logique purement utilitariste. Il réintroduit une dimension existentielle dans nos vies : que voulons-nous vraiment accomplir ? Quelle est notre place dans la société ? Ces questions ne peuvent émerger que si l’on prend le temps de réfléchir, et c’est là tout l’enjeu de l’otium.  

Je suis optimiste. Si dans quelques années, le concept d’otium devient courant et que les gens comprennent qu’il ne s’agit pas d’un luxe mais d’une nécessité, cela pourrait avoir un impact significatif. L’otium est une clé pour retrouver une démocratie plus vivante où les individus prennent des décisions en étant plus conscients, plus autonomes, et plus connectés au collectif. 

« Dans une société en quête de sens, redonner une place à l'otium serait un moyen de rééquilibrer nos vies. (...) Ce temps libre réfléchi ne sert pas seulement à cultiver son intelligence ou son bien-être personnel ; il est aussi un levier pour développer une pensée plus profonde sur notre rôle dans la société. »

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