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Raphaël LLorca
20.11.23

Raphaël LLorca : “L’activité de communication a rogné petit à petit les talents de conteur des dirigeants politiques ”

       Communiquant, auteur de « La marque Macron » (L’Aube, 2021), Raphaël LLorca est le codirecteur de l’Observatoire « Marques, imaginaires de consommation et Politique » à la Fondation Jean-Jaurès. Dans son dernier livre, « Le roman national des marques » (L’Aube), il constate le recul du politique générateur d’un risque démocratique et scrute la nouvelle place que prennent aujourd’hui les marques dans l’animation du récit national.

Quelles sont les différentes raisons qui expliquent la détérioration de la narration du politique ? 

Avant de revenir sur les causes, il est utile de s’arrêter sur le constat.  

Aujourd’hui, c’est l’objet du sondage réalisé avec la fondation Jean-Jaurès, seulement 4% des Français estiment que le politique est en capacité de bien raconter le pays. Ce constat est vertigineux et témoigne d’une perception écrasante de l’incapacité pour les politiques de proposer une réponse narrative puissante aux grandes questions qui traversent la société, à savoir : qu’est-ce qu’on a encore à faire ensemble ; où va-t-on ? 

Comment en sommes-nous arrivés là ?

Un premier élément de réponse se situe dans le remplacement progressif de la narration par la communication politique.  

La fonction essentielle de la narration, qui consiste à raconter le monde et être capable de réordonner le réel, de lui donner un sens, a été remplacée par des stratégies d’image, des récits centrés sur le personnel politique lui-même plutôt que sur la société ou sur le monde, dans une approche intéressée et égocentrée du récit. D’où l’incompréhension et ce manque qui s’installent chez les citoyens.  

Pour reprendre les termes de François Ricard dans la postface du livre de Kundera L’insoutenable légèreté du monde, nous faisons face à un « dérèglement sémiotique » du monde qui rend plus nécessaire que jamais l’activité de narration. Hélas, l’activité de communication a rogné petit à petit les talents de conteur des dirigeants politiques.  

Un deuxième élément, lié, est la défaite culturelle du politique qui s’affirme désormais comme un outil marketing à la conquête du pouvoir. Le marketing est une philosophie des affaires qui apparait à la fin du 19ème siècle, et qui consiste à dire « trouver le consommateur sous le Marché », pour reprendre l’excellente formule de l’historien Franck Cochoy. La révolution opérée par le marketing, c’est de partir des besoins du consommateur, dans une logique de segmentation du Marché en sous-ensembles. Le politique va reprendre cette démarche : plutôt que de s’adresser à un marché immense d’électeurs, les partis vont segmenter le marché pour gagner en efficacité électorale. La vision holistique du politique se termine ainsi, dans le piège du marketing politique. La société française n’est pas la simple agrégation de différents segments électoraux. Piaget le disait très bien : prenez un arbre, découpez-le en rondelles, quand bien même vous les additionneriez les unes par-dessus les autres, ce ne sera plus un arbre.   

Peut-on dater ce dérèglement sémiotique ?

Je crois que c’est d’abord une tendance lourde, multifactorielle, intrinsèque à la modernité. 

Au fond, il s’agit de la théorie de Zygmunt Bauman expliquant le passage d’une société solide, tenu par des piliers idéologiques bien marqués – la religion, les corps intermédiaires, la famille – à une société liquide dans laquelle la vitesse, l’éphémère et la mobilité sont les maîtres mots et où le consumérisme exacerbé a tout rendu consommable et jetable. Je compléterais cette idée par les réflexions de Gilles Finchelstein sur l’avènement d’une démocratie à l’état gazeux, informe, instable et explosive. Nous en sommes là, depuis environ une vingtaine d’années. 

Par ailleurs, il y a aussi certains moments charnières. 

Je pense à la guerre du Golfe, la première guerre retranscrite en direct sur CNN, moment charnière entre le réel et l’irréel, la mise en scène virtuelle du tragique, de la violence, qui fera dire d’ailleurs à Jean Baudrillard que La guerre du golfe n’a pas eu lieu et que cette nouvelle forme de guerre est « la forme suprême de la démocratie. » 

Mais je pense aussi à un autre moment de cristallisation qui est un point de bascule technologique : les années 2000 et notamment l’invention de l’iPhone en 2007. 

Le philosophe du numérique Éric Sadin le raconte très bien : c’est précisément au moment où les opinions publiques occidentales souffrent des promesses déçues de la démocratie libérale, au gré de déceptions accumulées, que la technologie va aider chacun à reprendre le pouvoir.  

C’est précisément au moment où les citoyens ont perdu le pouvoir de décider par l’intermédiaire de leurs dirigeants politiques, qu’ils éprouvent avec vigueur un sentiment d’impuissance généralisée, qu’à l’inverse, la silicon valley va leur offrir une incroyable promesse : celle de retrouver la parole, d’être à nouveau visibles. Tout ceci crée des tensions incommensurables.  

Enfin, il y a plus récemment la crise Covid, structurant dans la constitution de ce qu’on pourrait appeler un « complotisme d’atmosphère », pour paraphraser l’expression de Gilles Kepel. Cette crise a mis en évidence le fait que le rapport complotiste au monde pouvait être généralisé à tout un tas d’autres thématiques que la santé, et qu’il existe désormais une sorte de complotisme généralisé reposant sur un socle solide : la dénonciation d’un complot, dessiné par les élites, pour asservir la population. 

Tous ces moments n’ont fait qu’accentuer la dilution de la puissance symbolique du politique et presque toutes les prises de parole publiques sont désormais soupçonnées d’insincérité.  

Ce constat, tragique, pourrait-il être l’occasion d’un sursaut ou est-il un point de non-retour ? 

J’ai le sentiment que se produit une dégradation collective du récit et, plus grave encore, une perte de foi dans tout écrit qui pourrait être commun. C’est vertigineux.  

Le concept, habile et saisissant, de l’archipel français proposé par Jérôme Fourquet, sondeur et analyste politique, a marqué les esprits. Pour autant, notre destinée nationale consisterait-elle vraiment à se vivre comme autant d’îlots séparés ? 

Dans ce climat fataliste, je remarque que ce sont les marques qui essayent de reprendre le relais du commun.  Elles vont chercher à sortir de cette vision archipélisée pour recréer un imaginaire commun refusant le déterminisme et la polarisation.  C’est l’exemple de la radio RTL avec son slogan « ce qui nous rapproche est plus fort que ce qui nous sépare ».  

Ce que j’essaie de montrer dans l’ouvrage, c’est le poids politique que les marques prennent désormais. Elles le prennent car il y a un vide laissé par le politique.  

Nos dirigeants politiques doivent prendre conscience de leur responsabilité et trouver la bonne place et le bon positionnement entre tous les acteurs qui ont une responsabilité narrative dans la perception qu’ils donnent du récit national et de la société française. 

Tout ce qui est récit dessine un air du temps et le politique ne peut plus se contenter de proclamer un état de prééminence. Il évolue désormais sur un marché de récit et n’est plus l’émetteur monopolistique. 

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