Entretien avec Cyrille Bret et Florent Parmentier
10.12.24

Pour une revitalisation de la démocratie

       Quelles sont les sources de la défiance dans notre démocratie ? Comment y remédier ? Échanges avec Pierre-Charles Pradier, économiste et doyen honoraire de l’école d’économie de la Sorbonne, et Mike O’ Sullivan, économiste et conférencier, coauteurs d’un ouvrage paru chez Calmann-Lévy début 2024 intitulé : « L’accord du peuple : réinitialiser la démocratie ».

La démocratie n’est-elle pas déceptive par nature en ce qu’elle en promet trop ?

Mike O’ Sullivan : Winston Churchill disait que la démocratie était la pire forme de gouvernement, à l’exception de toutes les autres… Aujourd’hui, je constate que la démocratie marche plutôt bien en Europe, notamment en Irlande, en Suisse, ou encore en Grande-Bretagne. Toutefois, c’est un régime vivant qu’il faut cultiver. Depuis quelques années, nous traversons une période de tensions qui nécessite des ajustements. En France, je remarque que nous avons tendance à associer la démocratie à l’État. Nous avons une propension à tout attendre de l’État et des institutions. Pourtant, la société civile a un rôle à jouer pour que le projet démocratique s’incarne concrètement.  

Pierre-Charles Pradier : c’est une manie bien française de se passionner pour des abstractions dont la réalité est toujours décevante quand on en laisse la mise en œuvre au reste du monde. Ce qui nous a intéressé dans cet ouvrage c’était de prendre le point de vue de l’entrepreneur. Il n’est pas question ici de celui qui exerce une activité économique au sein d’une « personne morale de droit privé à but lucratif » mais bien de toute personne qui entreprend d’agir au sein d’une collectivité.

L’entrepreneur c’est donc avant tout celui qui œuvre en faveur de l’intérêt général, là où il est, que ce soit dans une association, une coopérative, une administration. Ne l’oublions pas, la démocratie c’est avant tout s’organiser ensemble pour parvenir à nos fins. Cette approche rend l’échelon local crucial pour déployer une démocratie concrète.

 

Quid du référendum pour mieux associer les citoyens à la prise de décision ? On vante souvent les mérites du modèle suisse fondé sur des consultations populaires fréquentes. Qu’en pensez-vous ?

Mike O’ Sullivan : la Suisse est un pays très développé qui n’a pas connu de guerre depuis 200 ans. De plus, règne dans ce pays un climat de confiance qui rend propice le recours au référendum. Si les Suisses ont confiance dans leurs institutions c’est aussi parce qu’ils ont l’habitude de répondre à des questions qui ont du sens. Actuellement, la France est le théâtre d’une défiance forte entre les uns et les autres.

La démocratie française n’inclut pas suffisamment les Français dans la prise de décision. Convaincus qu’ils peuvent apporter des solutions, nous proposons dans le livre d’introduire une dose de tirage au sort au sein des conseils départementaux et régionaux. Nous pourrions imaginer que les deux tiers des conseillers régionaux et départementaux soient tirés au sort. Le tiers restant serait lui élu. Ce système redonnerait envie aux citoyens de jouer pleinement leur rôle dans la cité et de peser de façon concrète sur les décisions.

Pierre-Charles Pradier : nous avons réalisé peu de référendums en France depuis 1958. En outre, ils reposent souvent sur des fausses questions dissimulant des plébiscites au service des dirigeants politiques, la plupart du temps pour tenter de résoudre un problème de popularité. Afin d’insuffler un changement en la matière, nous nous sommes pourtant dotés d’une loi en 2008 qui permet de mettre en œuvre le référendum d’initiative partagée. Pour l’instant, aucun n’a abouti.

La confiance ne se décrète pas, elle se construit sur le temps long. L’ économiste Yann Algan a beaucoup écrit sur la confiance. Il a montré que la fabrication de la défiance débute à l’école en raison de son fonctionnement très vertical  : le maître a la vérité et les élèves sont tenus de restituer le cours par cœur. Ce n’est pas très participatif, pas très bon pour la confiance en soi ni dans les autres.

Quand, au lieu de cette concurrence artificielle, on met l’accent sur les travaux de groupe, les élèves peuvent se prouver collectivement qu’ils sont capables de réaliser des choses. Loin du catéchisme républicain dans lequel verse notre modèle scolaire, l’éducation civique véritable consiste à apprendre par la pratique à écouter, à respecter l’autre dans le débat, à bâtir ensemble. Selon moi, un vrai cours d’éducation civique c’est un cours inversé : les jeunes font le cours eux-mêmes. Évidemment le rôle des professeurs est crucial et il leur faut beaucoup d’intelligence et d’attention pour orienter la dynamique du groupe sans la briser.

Ce changement est en train de se faire à bas bruit. Je suis assez optimiste. Le chemin sera long mais l’école doit être un lieu dans lequel on entreprend ensemble pour refonder la démocratie.

Dans l’ouvrage vous prenez la séquence historique des niveleurs comme une illustration d’une démocratie en acte. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

Mike O’ Sullivan : les niveleurs apparaissent dans le contexte de la première révolution anglaise au XVIIème siècle. Dans une période pourtant très troublée, ils défendent pacifiquement l’égalité des droits et la liberté individuelle, en particulier sur le plan religieux. Surtout, les niveleurs placent la délibération au centre du jeu démocratique, notamment à l’occasion des débats de Putney au cours desquels les protagonistes de ce mouvement ont échangé avec les membres de la New Model Army. Les niveleurs sont célèbres pour avoir rédigé un document, “Agreement of the people”, l’accord du peuple, dans lequel ils font part de leurs revendications. Leur démarche pacifiste contraste nettement avec le mode opératoire des révolutionnaires français marqué par des épisodes assez violents.

Je suis fasciné par cette période de l’histoire britannique. Assez étonnamment, c’est une période dont les Anglais sont relativement ignorants. Quand j’observe le monde actuel, qui est très divisé et tendu, je me demande si nous n’avons pas besoin d’un nouveau souffle démocratique, à l’image de celui qui avait été apporté par les niveleurs à l’époque.

Pierre-Charles Pradier : les niveleurs offrent l’exemple d’une intense activité démocratique à une époque assez ancienne. S’ils ont contribué à faire évoluer la société c’est avant tout parce qu’ils ont transformé des idées abstraites en éléments tangibles : principe d’égalité devant la loi, reddition de comptes par les hommes politiques, etc. C’est une approche beaucoup plus pragmatique que la philosophie de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen. Chez eux, la démocratie est avant tout un principe d’organisation de la société et de cohabitation. Le système qu’ils élaborent devait permettre aux anglicans, protestants, catholiques, de vivre ensemble dans un climat de tolérance.

 

Comment les médias ont remodelé notre rapport à la démocratie ?

Pierre-Charles Pradier : nous consacrons une partie assez importante du livre à l’analyse de la crise des médias. Globalement, les médias souffrent d’un déficit de confiance. Seule la radio semble résister à ce phénomène et conserve sa crédibilité. Il faut reconnaitre que la radio fait la part belle au temps long, ce que d’autres médias ont pour habitude de sacrifier. Or, nos concitoyens sont à la recherche de contenus qui ne sont pas parasités par des séquences publicitaires et par des clashs. Cet intérêt pour le format long se perçoit également dans l’essor des podcasts. Et je vous suis reconnaissant, bien sûr, d’avoir pris le temps de cette conversation !

 Mike O’ Sullivan : permettez-moi d’évoquer la question des réseaux sociaux, lesquels jouent aujourd’hui un rôle important dans le champ de l’information. Comme beaucoup, j’ai tendance à penser qu’ils contribuent à abîmer la vie démocratique. D’ailleurs, je n’utilise plus Twitter car je trouve qu’il participe d’une exacerbation des tensions dans la société. Cela pose un énorme problème pour la jeunesse très utilisatrice de ces outils.

Au niveau des médias plus traditionnels, les propriétaires de grands groupes jouent parfois un rôle controversé. Certains ont tendance à instrumentaliser un journal ou une chaîne de télévision afin de promouvoir un point de vue partisan. C’est pourquoi en tant que citoyens, nous devons exercer notre esprit critique au quotidien pour mieux identifier cet usage instrumental de l’information…

 

 

 

Autres articles

Quand l’information devient action : Les médias doivent intégrer l’urgence écologique

Anne-Sophie Novel, journaliste spécialisée dans les enjeux écologiques et l’innovation sociale, analyse la montée de la prise de conscience climatique. Soulignant l’importance d’une couverture médiatique plus approfondie et systémique des questions environnementales, elle critique la déconnexion entre les alertes scientifiques et les actions politiques. Selon elle, les médias doivent jouer un rôle essentiel non seulement pour informer, mais aussi pour proposer des solutions concrètes face à l’urgence écologique. Une réflexion sur les défis actuels et les leviers d’action pour un avenir durable.

Lire l'article

Renoncer pour mieux vivre : la philosophie de la redirection écologique

Pour Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique et enseignant-chercheur dans l’école de management Clermont School of Business, la transition ne suffit plus à elle seule à garantir un avenir viable sur Terre. Il prône une réorientation profonde de notre rapport au monde et aux technologies. Cette stratégie assume de renoncer à certaines pratiques et de désinvestir des pans entiers de l’économie. Notre entretien explore les nuances de cette démarche, entre réalité des limites planétaires et changement de modèle pour un avenir réellement viable.

Lire l'article
Entretien avec Cyrille Bret et Florent Parmentier

Guerre en Ukraine, où en sommes-nous ?

Arrivée des troupes ukrainiennes en Russie, soutien des pays occidentaux, moral des opinions publiques… nouveau point d’étape sur la guerre en Ukraine avec Cyrille Bret, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors, et Florent Parmentier, chercheur associé au centre de géopolitique de HEC et au Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors.

Lire l'article