Comment appréhender le concept de violence ?
Pour penser la violence, nous avons besoin de critères précis pour déterminer à partir de quel moment un phénomène, une attitude, un geste, une parole peuvent être considérés comme violents. Le risque, en effet, est que la notion serve à disqualifier, à discréditer, voire à poursuivre des actions qui n’ont rien à voir avec elle. C’est notamment la stratégie utilisée par tous les pouvoirs autoritaires pour réprimer tous ceux et celles qui s’opposent à lui.
La méthode que je propose est donc la suivante : analyser les violences par leurs effets, décrire ce qu’elles font aux corps et aux esprits, partout où elles se manifestent. Qu’y a-t-il de commun entre celles qui se produisent dans l’espace public, dans la sphère domestique, dans un établissement scolaire, sur le lieu de travail ? S’il est vrai que l’existence est faite des relations que nous entretenons avec des êtres vivants, des lieux familiers, un espace, chacun de ces liens nécessité une confiance minimale pour que la vie reste vivable. Notre interdépendance exige la confiance. C’est elle que la violence vient attaquer, qu’elle fragilise et qu’elle finit par briser. Voilà le premier critère pour définir un phénomène comme violent. Le second est ce que la philosophie désigne sous le nom de « réification ». Dans le moment où elle frappe, la violence réduit sa victime à l’état de chose sur laquelle s’exerce une force indépendamment de sa volonté. Face à son agresseur, l’agressé n’est rien d’autre que cette chose abstraite, il n’existe plus pour lui-même.
Sommes-nous d’autant plus sensibles à la violence qu’elle semble régresser ? La notion d’ensauvagement, régulièrement invoquée, est-elle fondée ?
Ce qui régresse, c’est notre tolérance à des formes de violence que jusqu’alors nous ne savions pas identifier comme telles, ou dont nous prenions insuffisamment la mesure. Ainsi du harcèlement moral, des violences sexuelles et sexistes, des violences domestiques. Elles ne disparaissent pas pour autant, mais le seuil de tolérance de la société recule. L’histoire de la condition humaine est ainsi faite des modifications de notre sensibilité à la violence. Elles ne sont pas les mêmes partout et la façon dont elles diffèrent d’un point à l’autre du globe est l’une des premières formes d’inégalité qui fracturent le monde. Mais notre sensibilité est également tributaire de la médiatisation de la violence, des images et des récits qui nous la font connaître. Et ce que nous devons reconnaître alors c’est que la publicité de la violence n’est pas neutre. Il importe à chaque fois que ces images et ces récits nous parviennent de nous demander autant ce qu’ils cachent et taisent que ce qu’ils disent et montrent, qui les produit et qui les manipule. Il nous faut en d’autres termes cultiver et exercer notre esprit critique pour les affronter. Il convient enfin de se méfier des mots qui font écran, des formules toutes faites, à l’emporte-pièce.
Ainsi de la notion d’ensauvagement qui présente un double inconvénient : celui tout d’abord de ne rien dire des facteurs qui précipitent dans la violence une partie de nos concitoyens, celui ensuite de court-circuiter la question de la responsabilité de la société qui ne saurait être écartée. Les digues qui ont pour fonction de juguler et de canaliser ne cèdent pas toutes seules. Si le travail de la civilisation s’apparente à la construction de ses digues, ce qu’il est nécessaire de comprendre concerne les raisons qui fragilisent et compromettent ce travail. Parler d’ensauvagement ne permet pas de se poser les bonnes questions.
Quel regard portez-vous sur l’emploi fréquent du terme de guerre civile ?
L’une des formes que prend l’instrumentalisation non pas tant de la violence elle-même que de son idée consiste dans l’articulation d’une cuture de la peur et d’une culture de l’ennemi. Faire planer la menace d’une « guerre civile » relève de l’une et de l’autre. C’est désigner l’adversaire politique comme un éventuel fauteur de guerre et, à ce titre, un ennemi, pour en faire un objet de crainte. Son emploi relève en ce sens de l’agitation d’un épouvantail. Est-ce à dire qu’une « guerre civile » est inconcevable ?
A l’occasion des dernières élections législatives, nous avons pu constater combien une partie de l’électorat était susceptible d’exprimer les passions politiques les plus négatives, la haine, le ressentiment, le besoin de revanche. L’impression qu’ils ont d’être méprisés, abandonnés, enfermés à vie dans ce que j’ai appelé dans Le désir de résister leurs conditions d’inexistence constitue un très grand motif de frustration. Voilà pourquoi, sans agiter pour autant l’épouvantail de la guerre civile, il serait irresponsable de ne pas prendre en considération la souffrance qu’ils expriment, oubliant que, comme nous l’avait rappelé, il y a quelques années, le mouvement des gilets jaunes, la situation qui en résulte reste explosive.
Les réseaux sociaux sont-ils un carburant de la violence à l’oeuvre dans notre société ?
Ils le sont indéniablement pour au moins trois raisons. La première est que l’immédiateté de la communication qu’ils mettent en œuvre court-circuite le temps de la réflexion, de l’étude, de la vérification des faits. Ce faisant, elle donne un pouvoir accru aux rumeurs ; et l’on ne saurait nier que ce pouvoir est potentiellement destructeur. Excluant le recul, elle facilite l’emportement collectif des passions : la colère, la haine, le désir de vengeance . Ainsi les réseaux sociaux sont-ils moins un outil de discussion et de débat que l’instrument d’une inflammation de l’opinion.
La seconde est qu’ils produisent l’un des traits les plus redoutables de l’expression de la violence aujourd’hui qui est paradoxalement son abstraction et même sa déréalisation. Avec les réseaux sociaux, on peut faire beaucoup de mal à distance, de façon quasi-anonyme, en n’ayant qu’une perception lointaine et abstraite des souffrances qui en résultent et sans prendre la mesure des drames que le déchainement de cette violence à distance est susceptible de provoquer. Disant cela, je songe naturellement à toutes ces formes de harcèlement, dont les réseaux sociaux sont l’arme redoutable.
La troisième découle des deux premières. Les réseaux sociaux favorisent des comportements d’autant plus violents qu’ils créent des phénomènes de meute, faisant faire aux uns et aux autres, réunis, ce que chacun, seul, n’aurait jamais imaginé pouvoir ni devoir faire. Ils permettent à la violence de s’exercer, de façon quasi-spontanée, en bande, sous la forme d’une injonction et d’une surenchère collective.
Est-ce qu’il existe des solutions durables pour conjurer la violence ou bien constitue-t-elle l’horizon indépassable de certaines relations intersubjectives ?
Il n’y a pas une seule des relations qui font le tissu de nos existences qui ne soit exposé au risque de la violence, comme nous le rappelle notre expérience du langage. Il suffit d’un rien pour que son usage dérape et qu’elle ne s’introduise dans la relation. Ni l’amour ni l’amitié ne sont étrangers au risque de ce point de bascule qui fragilise, compromet, sinon détruit la relation. Nous devons donc veiller tout au long de la vie à nous en protéger en redoutant leur destruction. Je suis convaincu pour ma part que l’éducation reste le premier ressort de l’apprentissage que cet éveil et cette veille nécessitent. On doit apprendre aux enfants dès le plus jeune âge et tout au long de leur parcours éducatif, à se méfier autant de la violence dont ils peuvent être partout les victimes, y compris dans leur propre famille, que de celle à laquelle eux-mêmes sont susceptibles de céder. Mais ce n’est pas tout. Sur un plan politique, il est un régime, dont la vocation est de protéger de la violence qui est, dans tous les autres arbitraire : la démocratie. C’est pourquoi je crois urgent de la réenchanter, en donnant à l’ensemble de nos concitoyens des raisons objectives de lui rester attachés.