NDLR : Cet entretien a été réalisé en juin 2023.
En introduction, la France a connu un mouvement de contestation inédit au cours des derniers mois. Quel bilan faites-vous de cette mobilisation ?
Cette mobilisation, qui survient après celle des Gilets Jaunes puis celles initiées par les mouvements anti-pass sanitaire et antivax, témoigne d’un retour à la volonté de trouver des chemins de négociation et de discussion. Il s’agit, me semble-t-il, d’une forme de mobilisation très positive, qui cherche le conflit institutionnel et non pas seulement une expressivité plus ou moins violente.
Je constate également que cette mobilisation se fait au nom d’une partie précise de la population : celle du monde du travail, et plus précisément les personnes qui ont été perçues comme les “soutiers” de la société pendant le confinement, ceux dont l’activité n’est pas compatible avec le télétravail, ceux qui exercent des “métiers essentiels”. Il s’agit donc d’une mobilisation sociale d’ampleur, qui a témoigné d’une certaine capacité d’action du syndicalisme.
Dans le même temps, cette mobilisation s’inscrit dans un paysage désormais marqué par l’apparition de mouvements culturels, qui s’ajoutent aux mouvements sociaux. Les questions environnementales, de genre, d’éthique, sont des considérations sociales bien entendu mais surtout culturelles. Nous sommes entrés dans un autre type de société, où la lutte syndicale telle qu’on l’a connue depuis l’ère industrielle n’est plus représentative de l’ensemble des mouvements de contestation.
À ce titre, la CFDT a joué un rôle phare dans l’organisation de la contestation. Si celle-ci a été portée par l’intersyndicale, à savoir un ensemble d’acteurs qui se sont réunis pour marcher ensemble, tout le monde a bien identifié la place clé de la CFDT, qui, plus que d’autres syndicats, est sensible aux mobilisations qui allient questions sociales et questions culturelles, et touchent à l’entrée dans une nouvelle société. La CFDT est à l’origine du Pacte du pouvoir de vivre, une alliance de la société civile créée en 2019 avec une soixantaine associations, qui a construit 66 propositions pour répondre à l’urgence sociale et écologique de notre pays, articulant ainsi à la fois le social et le culturel. C’est cette articulation entre les différents enjeux de nos sociétés qui s’est illustrée dans cette mobilisation.
Cette multiplication des mobilisations est-elle liée à une prise de conscience des citoyens liée au fait que la démocratie représentative n’aurait pas tenu toutes ses promesses ? Et qui fait que les citoyens mènent désormais la lutte dans la rue, par des actions concrètes, en dehors des urnes ?
Nous sommes en effet entrés dans une période où nous passons d’une rive à l’autre, d’un type de société à l’autre. Une bascule, où les partis politiques classiques sont incapables de représenter utilement ce qui est en train de se jouer dans la société visible, et répondre à des protestations sociales constructives pour des nouveaux rapports dans les organisations et un autre rapport à la nature, au vivant. Il y a d’une part le sentiment que le politique est en incapacité de traiter utilement ce qui se joue, et d’autre part le sentiment très répandu que le monde de la politique trahit, ment, ne fait pas le travail. Les sondages sont tous alarmants sur ce point, et les débats tels qu’ils ont lieu au Parlement ne font qu’entretenir cette image.
Certains commentateurs du mouvement ont beaucoup insisté sur le côté “crise” de cette mobilisation. Quelle analyse faites-vous de votre côté ? Pensez-vous que l’accent ait été mis sur l’idée de violence ?
D’abord, en tant qu’observateur et analyste du mouvement, je trouve cette mobilisation très positive en ce qu’elle témoigne d’une volonté collective de construire des rapports qui transforment la société et résistent à des politiques jugées néfastes. Bien sûr, nous sommes tout de même dans une période de crise – crise démocratique, de la représentation politique, de la gauche, de la droite, crise économique…, mais ce qui m’a intéressé, c’est la capacité à créer du débat, du conflit.
Je suis assez ancien pour avoir connu Mai 68. Déjà, à cette époque, les analyses du mouvement et la sémantique associée variaient selon les camps, entre sympathisants du mouvement et conservateurs. Le camp hostile à Mai 68 parlait de “crise” tandis que les pro-Mai 68 parlaient de “mouvement”. La situation contemporaine est similaire. Mais il faut bien entendu prendre au sérieux ce qui fait “crise” dans cette période. Et pour sortir de cette crise, il me paraît crucial de retrouver du conflit et donc de la capacité de traiter démocratiquement ce qui divise le corps social.
Mais nous n’avons pas les catégories intellectuelles nécessaires à la construction d’un tel conflit. Nous avons appris à penser les mouvements sociaux avec un paradigme ancien, qui provient directement de l’action des mouvements ouvriers. Il faut aujourd’hui renouveler notre travail théorique, nos catégories d’analyse et notre vocabulaire, pour préparer l’avenir. Comment voulez-vous penser quelque chose de neuf avec des modes de réflexion anciens ?
Ensuite, le système politique continue de se décomposer, sauf aux extrêmes. C’est évidemment très dangereux pour la démocratie, car les extrêmes se radicalisent, sont favorables à des logiques de rupture, autoritaires, bien plus qu’à des logiques de débat, de réforme ou de négociation. La mobilisation n’est pas révolutionnaire, un grand sursaut qui ferait passer la société d’un seul coup à autre chose, je crois au contraire bien plus à des processus longs, inscrits dans la durée. À ce titre, j’ai été très intéressé par les chiffres fournis par la CGT et la CFDT concernant les 35 000 nouveaux adhérents ayant rejoint une organisation syndicale au cours des derniers mois. Cela montre un regain d’intérêt pour l’idée que le changement peut venir également du bas, par le conflit et la négociation.
Outre le terme de “crise”, les réactions d’une partie de l’échiquier politique et du gouvernement ont mis en évidence un usage du langage teinté d’hyperbole (si l’on pense notamment au terme “décivilisation” employé par le chef de l’État). Quel regard portez-vous sur cette tendance à la surenchère ?
La question du langage en politique est cruciale bien sûr. Mais pour moi, la question va bien au-delà. Nous sommes confrontés à un pouvoir qui a plusieurs caractéristiques inquiétantes : d’abord, il est hostile aux médiations et aux négociations avec des acteurs institués, il a maltraité la CFDT de tout temps et est par conséquent dans une verticale du vide, dans un pouvoir vertical en direction d’un peuple qu’il ne connaît pas. Le deuxième écueil est que ce pouvoir est dans la communication bien plus que dans le fond, en réaction à chaud à l’actualité.
Ce recours au mot « décivilisation » pour évoquer une certaine forme de violence est par ailleurs très intéressant, car il a deux trajectoires : d’un côté Norbert Elias et la brutalisation de la civilisation par l’arrivée du nazisme, et de l’autre Renaud Camus, connu pour sa théorie du “grand remplacement”. Je crois qu’il y a un axe central dans cette montée de la violence, ou de notre sensibilité à la violence : une mise en cause de la République, de l’idée républicaine dans un contexte où la République elle-même fonctionne mal.
Le terme avait d’ailleurs été employé à l’issue d’un “déjeuner des sociologues” organisé en mai dernier, destiné à aider le chef de l’État à prendre le pouls de l’état du pays. Pensez-vous que ce type d’initiative de l’exécutif pour consulter des universitaires soit quelque chose d’important, que les intellectuels doivent participer davantage au débat public ?
Sur le principe, c’est évidemment une très bonne chose. Mais la réalité que j’observe est tout autre. Un exemple : dans le contexte de cette réforme des retraites, tout un arsenal de technocrates a réfléchi et travaillé sérieusement sur le sujet. Il y a eu un mépris complet pour deux scientifiques importants qui ont démontré par leurs travaux qu’il aurait fallu s’y prendre autrement : l’économiste Michaël Zemmour et le démographe Hervé Le Bras. Leurs analyses montrent que la direction prise n’est pas adaptée aux hypothèses prospectives réalistes, en matière d’économie et de démographie. Le pouvoir s’est en effet appuyé sur les travaux du COR – le Conseil d’orientation des retraites – qui est un organisme paritaire, et non un organisme scientifique. Le COR a privilégié certaines hypothèses sur l’évolution de l’espérance de vie qui sont les moins vraisemblables, laissant de côté l’hypothèse selon laquelle celle-ci ne va non pas augmenter, mais stagner. À mon sens, le chef de l’Etat n’a aucun intérêt pour la vie scientifique réelle. C’est un avant tout un monde de communicants et de technocrates.
Ce mépris de la vie intellectuelle va de pair avec un mépris des préoccupations réelles des Français, qui alimente le sentiment de rupture avec les institutions. Les Français ont eu un sentiment immense de mépris le jour où ils ont été consultés par référendum pour la constitution européenne, qu’ils ont voté non et que le pouvoir politique, d’une manière indirecte, a finalement fait comme s’ils avaient voté oui. Cet épisode a nourri un sentiment d’amertume et de déception très fort envers le monde politique.
La question qui est aujourd’hui encore d’actualité est de savoir comment reconstruire une politique qui inspire confiance, qui bâtisse des repères, des négociations et qui soit tournée vers l’avenir pour permettre de faire société. Nous avons la chance d’être un pays où la société civile bouillonne d’initiatives citoyennes, d’associations. Mais le drame français réside dans le fait que cette ébullition du terrain ne s’illustre pas au niveau politique. Il faudrait que les politiques travaillent véritablement sur le fond, qu’ils inventent, qu’ils aient la capacité d’articuler le social et le culturel, et ainsi redonner du sens à la vie politique.