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04.01.23

Luc Ferry : « Le repli sur soi narcissique ne permet pas d’affronter le caractère tragique de nos existences »

       Alors que nous constatons aujourd'hui une prolifération de livres sur le bonheur, le philosophe Luc Ferry revient sur cette notion complexe et évoque la nécessité de cultiver des moments de joie et des plages de sérénité en comprenant que le bonheur ne se vit pas seul mais dépend avant tout des autres et de l'état du monde.

Notre société place le bonheur individuel comme finalité de l’existence. Pourtant, notre pays ne respire pas le bonheur, encore moins l’optimisme. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?

Je n’y vois pas vraiment un paradoxe, c’est même assez logique : plus ça va mal au dehors, dans la vie publique et politique, plus on compense en s’efforçant d’aller bien à la maison, dans la vie privée.  Du reste, quand vous croisez un ami, que vous lui posez la question rituelle : « comment ça va ? », en général il vous répond, que ça va plutôt pas mal, en tout cas toujours mieux que le pays…

Vous évoquez souvent une société du « bonheur immédiat ». Pouvez-vous nous en dire davantage ? Ce phénomène n’est-il pas le symptôme d’un manque de perspectives tant au niveau individuel que collectif ? La fin de certaines transcendances révolues (la religion, l’idéologie politique,..)

Je pense en effet que nous vivons une faille dans la civilisation, un changement d’époque dont la quête frénétique du bonheur privé, l’éloge du narcissisme, du souci de soi, le rejet des idéologies sacrificielles et du bien commun prônés par les théories du développement personnel sont les symptômes les plus manifestes. Pour aller à l’essentiel, je dirais que nous vivons la victoire revendiquée sans fard ni vergogne du bonheur immédiat sur le bonheur différé. Pendant des siècles, l’idée qui dominait la vie des mortels est qu’il fallait faire des efforts pour parvenir à ses fins, travailler avant de jouir des fruits de son travail. Ce dernier, comme l’indique assez son étymologie (tripalium, un instrument de torture…) apparaissait certes à bien des égards comme une corvée, voire comme une punition, mais on l’envisageait malgré tout comme une nécessité, non seulement pour « gagner sa vie », mais aussi pour se former, se cultiver, apprendre, se perfectionner, devenir meilleur et, pourquoi pas, viser l’excellence. Même quand il était fatigant, qu’il demandait des efforts ou qu’il était peu valorisant, il permettait au moins d’entrer en relation avec les autres, d’augmenter la richesse et la prospérité de son pays tout en assurant les besoins d’une vie privée qui n’aurait pu s’épanouir sans lui.

«  La quête désespérée d’un bonheur stable et durable qui serait lié à notre seul « état d’être intérieur » est une illusion funeste, un mensonge attendu que cet idéal est inaccessible. »

Sur les réseaux sociaux, les internautes ont tendance à se montrer sous leur meilleur jour. Le « Je » doit être désirable et désiré. Certains semblent même conditionner leur bonheur au fait d’obtenir likes et autres signes de reconnaissance numérique. Ne sommes-nous pas tombés dans une société du « bonheur de l’apparence » qui ne fait qu’accentuer le mal-être de nos concitoyens ? 

Nous vivons l’ère de la déculpabilisation du narcissisme. Dans son livre, « Devenez Narcissique et sauvez votre peau », Fabrice Midal, parlant sans rire de  lui-même écrit ceci :  « Je suis génial, vraiment génial. J’ai tous les jours ou presque l’occasion de le constater et je ne vais pas me cacher derrière une fausse pudeur pour le taire…». Au départ, j’ai cru que c’était pour blaguer, qu’il s’agissait d’une plaisanterie destinée à provoquer une réaction d’hilarité de la part du lecteur, mais je me suis trompé. De nombreux ouvrages de psychologie positive et de développement personnel nous invitent avec le plus grand sérieux à nous aimer nous-mêmes comme un autre, à nous aimer comme on aime la personne dont on est tombé amoureux, voire, objectif suprême, comme on aime ses enfants en pratiquant ce que Christophe André appelle « l’auto-parentage » ou « l’auto-parentalité ». L’idéal serait de prendre Narcisse, le personnage de la mythologie grecque, comme modèle de vie. C’est  ce que  propose Fabrice Midal dans son livre  : « Je ne dispose pas de méthode prête à l’emploi, écrit il. Je dispose de bien plus que cela : un modèle, Narcisse, que j’ai fait mien. Le réveil narcissique fut pour moi l’équivalent du baiser donné par le prince charmant à la Belle au bois dormant pour la sortir de son long sommeil… ». Pour justifier ces propos, Fabrice Midal s’est efforcé de donner du mythe de Narcisse une interprétation positive. De là sa thèse selon laquelle : « dans la mythologie, l’art et la psychanalyse, Narcisse est une force positive nécessaire. Narcisse n’est nullement cet être égoïste, pervers, coupable de ne penser qu’à lui, mais l’homme qui apprend à se rencontrer, à se respecter, à se faire confiance. Narcisse est le symbole de la première fleur de printemps, de la vie qui s’affirme, s’épanouit. ». Pour avoir passé quarante ans de ma vie et quelques milliers d’heures à étudier la mythologie grecque sous toutes les coutures, et publié quand même quelques dizaines d’ouvrages sur le sujet, je puis vous dire que cette lecture du mythe est erronée. Chez Ovide, le mythe de Narcisse se termine de manière atroce, non pas du tout par une vie qui « s’affirme, renaît et s’épanouit » comme au printemps, mais par la mort d’un personnage particulièrement odieux, voué au malheur absolu, une fin terrifiante qui se termine de manière minable dans les enfers pour celui qui a péché par arrogance, par hubris, en voulant s’aimer lui-même comme un autre.

«  Ce monde qui vient, celui d’une alliance entre l’Inde, la Chine et la Russie, sera aussi dur qu’hostile à nos démocraties. »

Depuis quelques années, fleurissent des « spécialistes » du développement personnel. Certains d’entre eux mobilisent des références philosophiques pour appuyer leur propos. La philosophie a-t-elle vraiment vocation à nous rendre heureux ? Sa mission n’est-elle pas plutôt de nous rendre lucides ? Existe-t-il une lucidité heureuse ?

Evitons un malentendu : il ne s’agit évidemment pas de nier le fait que les êtres humains cherchent tous à être heureux plutôt que malheureux, pas davantage de dire que cette préoccupation serait en soi illégitime ou condamnable. Pas besoin, comme disait l’instituteur de mon enfance, de « sortir de polytechnique » pour comprendre cette évidence. Les idéologies de la bonheurisation du monde, psychologie positive et théories du développement personnel, se réfèrent volontiers à cette sentence d’Epicure que l’on trouve dans la « Lettre à Ménécée » : « Il faut méditer sur ce qui procure le bonheur puisque lui présent, nous avons tout, et lui absent, nous faisons tout pour l’avoir ». Le problème, c’est qu’ avec le bonheur nous n’avons pas tout : on peut aussi être un imbécile heureux, et à la limite, si on pense vraiment que le bonheur est le but exclusif et suprême de l’existence humaine, notre idéal pourrait aussi bien se réduire à celui d’une huître ou d’un lapin : pourvu qu’il n’y ait ni vinaigre, ni chasseur à l’horizon, on ne peut sans doute rien rêver de plus proche de « l’ataraxie », la sérénité et l’absence de trouble. Il est vrai que la lucidité ne contribue pas toujours au bonheur.  Comme le disait Kant, « si la Providence avait voulu que nous fussions heureux, elle ne nous aurait pas donné l’intelligence ». Reste qu’un regard lucide sur notre finitude est le seul et unique moyen d’accepter sans se raconter d’histoires le caractère intrinsèquement tragique de nos existences – tragique ne voulant pas dire triste, ennuyeux ou malheureux, mais tout simplement pétri de déchirures et de contradictions qu’un repli sur soi narcissique permet peut-être de fuir, mais certainement pas d’affronter.

Parfois la société de consommation nous enferme dans une succession sans fin de désirs et d’insatisfactions « Le bonheur c’est de continuer à désirer ce que l’on possède », affirmait Saint-Augustin. Que pensez-vous de cette approche du bonheur ?  Parce que la recherche du bonheur semble être une quête impossible, ne faut-il pas plutôt lui préférer la notion de joie, si chère à Spinoza ? 

Par delà les plaisirs, les moments de joie et les plages de sérénité qui fort heureusement embellissent nos vies, la quête désespérée d’un bonheur stable et durable qui serait lié à notre seul « état d’être intérieur » est une illusion funeste, un mensonge attendu que cet idéal est inaccessible, donc culpabilisant, seule la lucidité pouvant nous permettre d’affronter le monde réel en nous libérant des pathologies et, autant que possible, des angoisses liées à notre finitude. Il suffit d’aimer quelqu’un d’autre que soi, en particulier d’avoir des enfants, pour comprendre que notre bonheur, pour autant que ce mot ait un sens, dépend avant tout des autres et du monde extérieur bien davantage que de ce fameux « état d’être intérieur » dont les nouveaux gourous de la bonheurisation du monde nous assurent bien à tort qu’il suffit à nous garantir une félicité des plus parfaites. Le monde qui vient, celui d’une alliance entre l’Inde, la Chine et la Russie, sera aussi dur qu’hostile à nos démocraties. S’effondrer dans la quête du bonheur privé la « déconstruction » des notions de sacrifice, d’altruisme, d’excellence et de souci du bien commun est tout simplement catastrophique dans ce contexte. Nous ferions mieux de prendre modèle sur le courage des femmes iraniennes ou des résistants chinois plutôt que sur Narcisse…

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Jean Viard est un sociologue, éditeur et homme politique français. Il est aussi directeur de recherches associé CNRS au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Fin connaisseur du territoire français, auteur éclectique, il a notamment travaillé sur l’espace (aménagement du territoire, agriculture et paysannerie),les « temps sociaux » (les vacances, les 35 heures), la mobilité et le politique. Pour À Priori(s), il livre sa perception et son analyse de l’engouement populaire rencontré par les Jeux Olympiques de Paris 2024.

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