10.12.24

Quand l’information devient action : Les médias doivent intégrer l’urgence écologique

       Anne-Sophie Novel, journaliste spécialisée dans les enjeux écologiques et l’innovation sociale, analyse la montée de la prise de conscience climatique. Soulignant l'importance d'une couverture médiatique plus approfondie et systémique des questions environnementales, elle critique la déconnexion entre les alertes scientifiques et les actions politiques. Selon elle, les médias doivent jouer un rôle essentiel non seulement pour informer, mais aussi pour proposer des solutions concrètes face à l'urgence écologique. Une réflexion sur les défis actuels et les leviers d’action pour un avenir durable.

Observez-vous des évolutions dans la prise de conscience écologique en France et à l’international ?

Anne-Sophie Novel : Il y a effectivement eu une prise de conscience collective plus marquée ces dernières années, notamment sous l’effet de l’intensification des catastrophes météorologiques liées au changement climatique. Depuis 2018, notamment, on assiste à une montée en puissance de l’éco-anxiété. Dans les pays occidentaux, les événements extrêmes – vagues de chaleur, inondations, sécheresses – sont désormais étroitement associés à la crise environnementale. Cela rend de plus en plus difficile de nier l’existence du changement climatique, même pour les plus sceptiques.  

Cependant, cette prise de conscience ne s’accompagne pas toujours d’un passage à l’acte. Beaucoup de gens reconnaissent l’existence du problème, mais peinent à transformer cette prise de conscience en changements réels. Il y a un fossé entre la perception de l’urgence et l’action concrète, car ces transformations nécessitent de repenser des systèmes entiers, depuis nos modes de consommation jusqu’à l’organisation politique et économique de notre société. 

Vous évoquez souvent la responsabilité des médias dans ce lent passage à l’action. Quels sont les principaux biais que vous identifiez dans la couverture médiatique de la crise environnementale, et que souhaitez-vous voir évoluer dans leur traitement ?

A-S N : Le principal travers que je remarque dans la couverture médiatique des sujets écologiques est la dépolitisation du problème. Trop souvent, les médias abordent ces questions de manière superficielle, sans relier les événements à leurs causes profondes, ni à leurs conséquences politiques et sociales. Par exemple, lorsqu’un événement météorologique extrême se produit, ils se concentrent sur les faits immédiats – les dégâts, les victimes – mais sans contextualiser ces événements dans une analyse systémique du changement climatique. Il est crucial que les médias relient chaque vague de chaleur ou chaque inondation à une tendance climatique globale.  

Cela permettrait au grand public et aux politiques de mieux comprendre les enjeux, d’identifier les mesures nécessaires et d’éveiller une conscience collective sur l’urgence d’agir. En outre, de nombreux médias font face à une priorisation éditoriale qui met les enjeux économiques et politiques avant les questions environnementales. La presse doit comprendre que ces questions écologiques ne sont pas simplement des « accidents » ou des sujets de second plan, mais bel et bien des enjeux fondamentaux qui doivent être intégrés dans toutes les discussions politiques et économiques.

« Il est crucial que les médias relient chaque vague de chaleur ou chaque inondation à une tendance climatique globale.  »

Les médias sont-ils réellement prêts pour devenir les premiers acteurs de la prise de conscience collective de l’urgence climatique, en particulier avec les moyens limités dont ils disposent ? Comment pensez-vous qu’ils devraient se réorganiser pour mieux couvrir ces sujets ?  

A-S N : Les médias jouent un rôle pédagogique fondamental. Ils doivent non seulement parler davantage de l’environnement, mais le faire de manière plus structurée et approfondie. Cela implique un véritable changement de paradigme dans le traitement de l’information. Dans cette optique, repenser en profondeur l’organisation des rédactions devient essentiel.  

Afin de surmonter le manque de temps récurrent, conséquence principale de notre monde ultra-connecté, il serait essentiel d’offrir aux journalistes la possibilité de ralentir et de se concentrer sur des sujets pendant plusieurs semaines. Cela leur permettrait de produire des contenus plus détaillés, offrant ainsi des analyses plus poussées et mieux documentées. Toutefois, un obstacle majeur reste l’audience : les sujets climatiques, bien qu’essentiels, ne génèrent pas toujours les clics nécessaires pour assurer leur rentabilité économique. Il est donc impératif de repenser la manière de traiter ces sujets, en trouvant des moyens de les rendre à la fois attractifs et éducatifs pour le public tout en maintenant leur rigueur et leur qualité. 

Une approche transversale me paraît également indispensable. Plutôt que de reléguer l’environnement à une rubrique isolée, les médias doivent intégrer les enjeux écologiques dans l’ensemble de leur couverture : politique, économie, santé, etc. Cette intégration nécessite un changement de mentalité, une approche collective où l’urgence climatique traverse tous les sujets. Les journalistes doivent être formés de manière continue pour comprendre et traiter ces enjeux sous différents angles. Ce processus ne relève pas uniquement des médias eux-mêmes, mais aussi des institutions éducatives qui doivent accompagner cette montée en compétences. Il s’agit donc d’une transformation globale qui passe par une réorganisation des rédactions et un engagement renforcé de tous les acteurs concernés. 

« Il est impératif de repenser la manière de traiter les sujets environnementaux, en trouvant des moyens de les rendre à la fois attractifs et éducatifs pour le public tout en maintenant leur rigueur et leur qualité. »

La formation des journalistes sur ces sujets et sur la nécessité d’une approche globale a-t-elle déjà été amorcée ?  

Un véritable élan a saisi les médias entre début 2022 et fin 2023, marqué par des initiatives comme la Charte pour un journalisme à la hauteur de l’urgence écologique et des formations dans de nombreuses rédactions. Des centaines de journalistes ont été formés, et les écoles de journalisme ont commencé à intégrer ces enjeux climatiques dans leurs cursus. 

Cependant, depuis fin 2023, les priorités des formations se sont déplacées vers d’autres sujets comme l’intelligence artificielle, laissant les questions écologiques en retrait. Ce basculement est préoccupant, d’autant que l’IA elle-même représente un défi environnemental majeur. Pour éviter que ces efforts ne soient de simples cycles, il est crucial de maintenir la continuité des formations sur le long terme. 

On a beaucoup parlé de la responsabilité médiatique mais pensez-vous que la politique actuelle prend réellement en compte cette urgence ? Que manque-t-il à l’action des gouvernements ? 

A-S N : Il est indéniable que les politiques actuelles ont encore du chemin à faire pour comprendre l’urgence écologique et y répondre de manière efficace. Parler de l’environnement reste souvent perçu comme un sujet clivant, voire polémique, et certains discours créent une opposition entre ceux qui défendent l’écologie et une partie de la population qui y voit une contrainte ou un souci réservé à une élite. Ce manque de volonté de lier ces enjeux à des préoccupations plus larges, et notamment sociales, constitue une partie du problème. 

Les gouvernements ont bien été informés – Emmanuel Macron a rencontré les plus grands scientifiques du pays – mais malgré ces avertissements clairs, les actions concrètes restent insuffisantes et souvent mal orientées. Il manque un véritable courage politique. Trop souvent, les politiques agissent à court terme, en privilégiant des choix économiques immédiats plutôt que d’investir dans des solutions durables qui exigent des sacrifices à court terme mais qui assureraient un avenir viable. Il faut également créer un véritable « concernement citoyen ». Les populations doivent pouvoir exiger des comptes de ceux qui dirigent l’économie et les politiques publiques. L’information, bien que fondamentale, ne suffit pas. Il est urgent que les gouvernements prennent la mesure de l’enjeu et passent à l’action. 

« Il faut créer un véritable « concernement citoyen ». Les populations doivent pouvoir exiger des comptes de ceux qui dirigent l’économie et les politiques publiques.  »

La peur et l’éco-anxiété suscitées par les catastrophes climatiques peuvent-elles devenir un frein à l’action et à la sensibilisation ? 

A-S N : La peur n’est pas un frein si elle est accompagnée d’explications et de solutions. Expliquer les enjeux, c’est donner aux citoyens les outils pour comprendre et agir. On ne se demande jamais si couvrir des faits divers ou une guerre risque de « faire trop peur », alors pourquoi poser cette question pour l’écologie ? 

Je ne crois pas au « journalisme positif » qui se concentre sur les belles histoires inspirantes. Ce qui m’intéresse, c’est le journalisme de solution, qu’on appelle aussi « journalisme d’antidote », « de réponse » ou « d’adaptation ». Il ne s’agit pas simplement de parler de ce qui marche, mais d’enquêter rigoureusement : comment ces solutions fonctionnent-elles ? Quels problèmes résolvent-elles ? Quels sont leurs échecs ou leurs limites ? Ce n’est pas une approche optimiste, c’est une manière de donner aux gens des leviers concrets pour agir, tout en restant lucide et exigeant face à la complexité des crises écologiques. 

Pour finir sur les médias, dans l’écosystème actuel, qui sont les bons élèves du traitement de la crise environnementale ?  

A-S N : C’est une question difficile ! Certains médias se démarquent par leur traitement exemplaire des enjeux environnementaux. En France, Ouest-France est souvent cité pour son effort de formation de ses équipes sur ces sujets. Reporterre, bien qu’accusé parfois d’être trop radical, reste un pionnier dans l’écosystème médiatique, et j’aime aussi Climax qui propose un angle plus fun, ludique et accessible pour toucher un public plus large. Enfin, France Info fait un très beau travail et c’est une source d’informations gratuite.  

À l’international, le Guardian est une véritable référence. Ce média a intégré très tôt l’urgence écologique dans sa ligne éditoriale et a pris des décisions fortes, notamment en refusant certaines publicités liées aux énergies fossiles ou en quittant X pour rester en accord avec ses principes. C’est un exemple avant-gardiste, qui peut se permettre ces choix éditoriaux grâce à un modèle économique solide lui permettant de conjuguer indépendance et impact. 

Je vous invite à consulter “La carte (très) subjective du paysage médiatique français” que nous avons produite en 2023 pour le site Les Médias, Le Monde et Moi. D’autres médias proposent des choses intéressantes et doivent poursuivre leur travail !  

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