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07.08.24

Jean Viard : « on peut voir les JO comme le 3ème tour des élections »

       Jean Viard est un sociologue, éditeur et homme politique français. Il est aussi directeur de recherches associé CNRS au CEVIPOF (Centre de recherches politiques de Sciences Po). Fin connaisseur du territoire français, auteur éclectique, il a notamment travaillé sur l'espace (aménagement du territoire, agriculture et paysannerie),les « temps sociaux » (les vacances, les 35 heures), la mobilité et le politique. Pour À Priori(s), il livre sa perception et son analyse de l’engouement populaire rencontré par les Jeux Olympiques de Paris 2024.

Alors qu’on nous prédisait le chaos, les JO 2024 rencontrent un succès inattendu tant en France qu’à l’international. Comment analysez-vous ce “revirement” ?

C’est vrai, les JO fédèrent. Il y a une véritable attention portée par la population à cet événement. C’est évidemment très décalé par rapport à ce que l’on entendait dans les médias il y a encore quelques semaines : on nous disait que l’eau de la Seine serait polluée, qu’il y aurait des attentats, que c’était dangereux, qu’il fallait être complètement fou pour organiser un tel événement. C’est intéressant, car cela expose le discours de panique entretenu par un certain nombre d’intellectuels et de journalistes sur la société. 

En effet, notre pays est englué dans une espèce de psychose, de morosité et de négativité : la question, c’est pourquoi ? Je pense qu’au fond, il y a un décalage énorme entre les médiateurs et l’essentiel des citoyens. C’est inquiétant, car cela contribue notamment à la peur des populations les plus modestes et les plus éloignées des grandes villes, celles qui s’informent le moins. On voit ainsi se dessiner la carte de l’extrême-droite. 

Par ailleurs, lorsque les JO se faisaient attaquer, c’était aussi une façon d’attaquer le Président de la République et la maire de Paris. Je pense qu’il faut que notre pays revienne à une observation des faits et du réel, car ce glissement peut devenir extrêmement dangereux.

Sommes-nous aujourd’hui en train de vivre une vraie “trêve olympique politique” ?

Nous sommes début août. Il se trouve qu’en 1936, les grèves ont été stoppées en fermant les usines du 1er au 15 août. Je vous donne cet exemple pour montrer qu’en France, les vacances sont souvent très concentrées sur la première quinzaine d’août. Dans tous les cas, la société serait partie en vacances – parce que les hommes et femmes politiques ont aussi des familles, des enfants, des parents. 

La seule différence, c’est que les JO ont donné un objectif supplémentaire à ces vacances : c’est de regarder la télé et de suivre les événements. En plus, la France gagne de nombreuses médailles ! Cela nous galvanise et c’est agréable à vivre. Cette “pause de la quinzaine” aurait eu lieu de toute façon, mais les Jeux Olympiques lui ont donné plus de force.

Les Français semblent effectivement être de fervents supporters, et la pluie de médailles récente renforce cette fierté. Qu’en décryptez-vous ? Qu’est-ce que cela dit de notre société ?

Je pense que lorsque les JO sont organisés dans un pays, c’est toujours à peu près le même processus. Cette ferveur n’est pas particulièrement liée à la France. Elle soulève un sentiment plus patriotique que nationaliste. Une compétition n’a d’intérêt que si vous soutenez un camp : avec les JO, même si on ne connaît pas le sport ou les personnalités présentes, on sait tout de suite qui on soutient. 

Cela montre bien que l’on peut tout à fait se mobiliser tous ensemble. On pourrait voir les JO comme le troisième tour des élections : il y a eu les Européennes, les législatives… et les Jeux Olympiques, lors desquels on se rend compte que les Français peuvent très bien regarder cet événement ensemble, et qu’il peut y avoir 40% des citoyens qui ont voté pour un parti d’extrême droite ou de droite radicale, mais qui applaudissent lorsqu’un champion à la peau noire gagne. Il faut sortir des caractéristiques, ne pas enfermer les gens qui ont voté pour l’extrême droite dans une culture uniquement raciste, parce que ce n’est pas exact pour tout le monde. Il faut également se rendre compte que si l’on sait proposer un récit et un projet patriotiques, cela peut fonctionner. C’est la question que doivent se poser les politiques : il serait temps qu’ils y réfléchissent un peu plus… 

Pensez-vous que cet enthousiasme va perdurer pour les Jeux Paralympiques ?

Je vais être honnête : la réponse est non. Si je devais dresser un parallèle, il me semble que c’est le même problème qu’avec le foot féminin et masculin. On essaie petit à petit de valoriser le foot féminin et c’est très positif, on le découvre. Mais elles n’ont pas encore le même salaire que les hommes parce qu’elles n’ont pas la même notoriété qu’eux et elles n’attirent pas le même public. 

Les Jeux Paralympiques constituent une idée merveilleuse : faire une place dans la société à tous ceux qui sont porteurs de handicap, et montrer que le sport les aide à redonner de la force à leur corps et à leur esprit. Mais je pense qu’il y aura malgré tout moins de monde pour cet événement. Et en même temps, l’espoir est permis : il y a eu tellement de public pour les JO… Cela peut se réitérer ! Mais probablement moins que pour les JO “classiques”, d’autant que ce sera une période où les gens retourneront au travail.

On a beaucoup parlé des JO d’un point de vue “inclusion”. La France a voulu des jeux inclusifs, qui s’affranchissent des stades (tant pour les épreuves que la cérémonie d’ouverture). Le pari est-il réussi ?

Ce qui est magnifique, c’est que ces Jeux sont intégrés dans notre patrimoine historique : l’équitation à Versailles, les bateaux à Marseille, etc. Nous ne sommes pas dans un stade : nous sommes dans un pays. Ça a été vrai pour l’inauguration, parce que personne ne l’avait jamais fait sur la Seine, mais c’est aussi vrai tous les jours, lors des compétitions. On prend la France, son territoire et son architecture comme décor des Jeux : cela sort les JO de l’arène sportive et les plonge dans un cadre particulier, celui de la transmission et de l’idée que la France est belle. C’est totalement original et génial.

D’ailleurs, quand la maire de Paris énonce qu’elle aimerait que les anneaux olympiques restent sur la Tour Eiffel définitivement ou quand on étudie le fait que la montgolfière puisse perdurer dans le ciel de Paris, cela signifie que l’on comprend que l’on est en train de faire œuvre pour le récit national. Après tout, la Tour Eiffel a été pensée pour l’Exposition universelle de 1900 et a été conservée. Aujourd’hui, les JO ne sont pas ceux du Président Macron, ni ceux d’Anne Hidalgo : ce sont les JO, 100 ans après la création des Jeux, dans le pays qui les a inventés… C’est fondateur. À l’avenir, j’aimerais qu’il y ait dans toutes les villes de France des rues qui portent le nom des champions qui ont gagné lors des JO 2024. L’idée serait d’inscrire dans le corps charnel de la patrie des signes de cet événement. Car un événement comme celui-ci est important sur le moment, mais il peut aussi se déployer dans le temps – ou pas ! C’est à nos dirigeants de jouer.

«  On prend la France, son territoire et son architecture comme décor des Jeux : cela sort les JO de l’arène sportive et les plonge dans un cadre particulier, celui de la transmission et de l’idée que la France est belle. C’est totalement original et génial. »

D’un point de vue “urbanisme”, selon vous, les JO 2024 vont-ils transformer durablement les territoires qui les accueillent ? Quelles leçons pouvons-nous tirer des JO précédents en termes de développement urbain et de réaménagement des territoires ?

De mon point de vue, la Seine-Saint-Denis va évidemment beaucoup profiter des JO. Il s’agit du département le plus pauvre, le plus jeune et le plus immigré de France : il rencontre donc d’énormes problèmes de transformation, et je pense que les JO peuvent aider ce territoire à se structurer davantage. Ce n’est pas un hasard si de nombreuses infrastructures liées aux JO y ont été concentrées, ils en ont d’ailleurs profité pour rénover toutes les piscines du département. Donner une force nouvelle à la Seine-Saint-Denis peut véritablement influer sur l’équilibre de l’Île-de-France. Certains aménagements territoriaux vont donc améliorer le quotidien des gens, mais soyons honnêtes : au global, les transformations sur le territoire seront relativement limitées. 

En France, nous avons beaucoup de mal à comprendre que la majorité des habitants ne vivent plus en ville. 67% des gens ont une maison avec jardin et 4 millions de familles ont deux maisons. En résumé, les élites urbaines ont deux maisons, et les couches moyennes et populaires ont une maison avec jardin dans le périurbain ou à la campagne. Pourtant, nous n’avons pas cette représentation de cette société : dans nos esprits, nous sommes toujours une société totalement urbaine. Et quelque part, c’est vrai : nous allons tous en ville pour travailler, sortir, faire des études… Mais nous sommes de moins en moins nombreux à y habiter. Et cette vision, nous ne l’avons pas. Avec les JO, nous renforçons le pôle touristique et culturel que représente la métropole parisienne. C’est positif, mais ça ne va pas augmenter le nombre d’habitants au sein de la ville. D’ailleurs, ce n’est pas l’objectif. Le but n’est pas de faire en sorte que les gens habitent davantage dans les villes : c’est de créer des liens entre les gens qui sont autour des villes et ceux qui sont dans la ville. Là-dessus, nous n’excellons pas, mais les JO seuls ne peuvent pas répondre à cette question. 

Pour revenir à l’exemple des médias, dans la même logique, il est clair que ces derniers sont hyper centrés sur Paris. C’est une particularité très française : du fait d’un centralisme historique, nos médias sont aussi centralisés que l’Elysée ! Nous avons en termes médiatiques le même problème qu’avec la politique : nous disposons d’un modèle hyper vertical, qui se trouve en extrême décalage avec une société de plus en plus horizontale, où les gens se déplacent, déménagent, changent de région, etc. On est donc dans une situation difficile, mais qui est la même que celle de la politique. La seule difficulté, c’est que les médias ne se rendent pas bien compte de cela. Ils exècrent le politique, qu’ils jugent trop vertical, mais ils sont tout aussi verticaux que lui. 

Pensez-vous que l’organisation des Jeux à Paris peut changer la perception internationale de la France ?

De ce point de vue-là, c’est déjà une réussite absolue. On le voit bien lorsqu’on lit la presse internationale. L’écart initial entre l’enthousiasme à l’international et la morosité française est d’ailleurs drôle à voir. On prévoyait un événement incroyable, et les Français râlaient. Quelque part, c’est exactement ce qui fait l’esprit français ! Un pianiste qui joue sous la pluie, une chanteuse qui s’époumone en haut de la Tour Eiffel… c’est quand même assez délirant. Et c’est génial. C’est Louis XIV, c’est Napoléon, c’est toutes ces grandes périodes de l’histoire nationale qui s’expriment. C’est magnifique, car cela valide le fait que la France est un pays extrêmement créatif et qui s’adresse aux autres. Mais le paradoxe, c’est que la France ne renvoie à elle-même qu’une image négative : “il n’y a rien qui marche, ce n’est pas bien, on n’est pas assez payés”

Notre pays est fondamentalement dépressif, car il n’est pas orienté depuis longtemps. Mais nous ne sommes pas les seuls dans ce cas-là, il y a une transformation du monde politique qui est liée à la transformation du monde réel. Nous entrons dans la grande question climatique, et donc dans la grande guerre climatique. Les partis ne savent pas se saisir de cette problématique, parce qu’ils ont été construits sur une histoire droite versus gauche, église versus classe ouvrière, etc. Ces éléments qui les ont structurés depuis 150 ans ne sont plus opérants.

En 1998, Chirac avait vu sa côte de popularité grimper grâce à la Coupe du monde. Serait-il possible de revivre ce cas de figure aujourd’hui avec le Président Macron ?

Il a gagné 2 points avant l’ouverture des Jeux. Il va très probablement gagner entre 2 et 4 points. Et il va les reperdre dans 3 mois. C’est un effet relativement éphémère. 

Selon moi, il faut se poser la question de la capacité du politique à nous proposer une offre rassembleuse, où des hommes et femmes politiques raisonnables de droite et de gauche remettent sur la table la question des retraites, augmentent le SMIC, etc. Ce n’est pas impossible, mais ce n’est pas encore là. Il faut que la France découvre que l’on peut travailler ensemble, même si on n’est pas d’accord sur tout. 

Si cette offre politique rassembleuse naît un jour, et que les Français ont l’impression que le rassemblement vécu lors des JO a fait réfléchir nos politiques, nous pourrions effectivement vivre une période positive pendant 2 ou 3 ans. Mais ça, je ne peux pas vous le garantir aujourd’hui. Je pense malgré tout que beaucoup de gens cherchent cette unité, parce qu’ils ont bien compris qu’il y a une chance, grâce à elle, de faire reculer l’extrême droite, qui est quand même d’abord un grand parti de l’angoisse et des milieux qui se sentent abandonnés et délaissés. Les JO sont un événement tellement puissant que cela peut faire bouger un certain nombre de réflexions dans beaucoup de cerveaux. C’est ce qu’il faut espérer.

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