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Charles Pépin
14.03.22

Charles Pépin : « Le doute est une manifestation de l’intelligence et non de la peur »

       Philosophe, romancier, conférencier, Charles Pépin est un des essayistes Français les plus traduits à l’étranger. L’auteur de Les Vertus de l’échec, La Confiance en soi et La Rencontre, a enseigné pendant plus de 20 ans. Convaincu que la philosophie aide à répondre aux questions existentielles mais aussi à celles qu’on se pose tous les jours, il a créé “Les lundis philos” à l’institut MK2, un séminaire ouvert à tous qu’il anime depuis 10 ans, ainsi que le podcast “Une philosophie pratique” disponible sur Spotify. Une manière de continuer à transmettre et à rendre accessible la philosophie au plus grand nombre, et de démontrer que si la philosophie permet de mieux vivre, elle permet aussi de nuancer, douter, pour mieux penser. Entretien.

Qu’évoque pour vous le mot « A priori » ?

C’est un très beau terme, philosophiquement complexe. D’abord, l’a priori peut être synonyme de préjugé – et donc de l’ordre de l’opinion au sens de Platon (“l’opinion est du genre du cri” écrit-il dans Le Philèbe), à savoir un jugement qui n’est pas pensé, argumenté et sur lequel nous n’avons pas de distance. Mais c’est aussi, selon la philosophie de Kant, un principe qui, pour être valable, ne nécessite pas d’être vérifié du point de vue de l’expérience. Cette polysémie est intéressante car le métier de professeur, c’est justement questionner et déconstruire les a prioris, pour apprendre à penser, parfois contre soi, et à entretenir un rapport souple et distancié avec ses propres opinions. En somme, l’a priori est ambivalent, comme l’est la vraie vie !

Vous contribuez régulièrement à plusieurs émissions dans les médias pour livrer des éclairages philosophiques. La philosophie est-elle une grille de lecture pour comprendre notre époque et prendre de la hauteur face à l’immédiateté, la vitesse de circulation de l’information ?

La philosophie aide bien sûr à prendre de la hauteur, d’autant plus dans une époque pilotée par une logique de flux : flux de l’information, flux d’images…Il n’y a qu’à voir la manière dont Instagram et, plus encore, TikTok distribuent sans interruption des contenus qui défilent tout seuls dans nos fils d’actualité. Face à cette multitude d’informations, la philosophie peut nous aider à ralentir, voire à nous arrêter. C’est ainsi que j’ai souvent présenté la philosophie à mes élèves : lorsque quelque chose passe très vite, que l’on a l’impression que c’est évident et que ça n’appelle pas de discussion, et bien si, arrêtons nous, pour aller au-delà de ce qui en apparence “va de soi”.

La philosophie est aussi salutaire pour apprendre l’art de la nuance. Aujourd’hui, si les gens manquent de nuance lorsqu’ils s’affrontent, c’est que sur chaque prise de position dans un débat, ils jouent leur identité tout entière. Ce que la philosophie nous apprend, c’est à parvenir à formuler une opinion argumentée, tout en doutant et en en connaissant les limites. Mais cette attitude d’affrontement, d’assertion et de manque de nuance, est renforcée par la peur : crise du Covid-19, attentats, invasion russe de l’Ukraine…, le monde dans lequel nous vivons est effrayant. Et plus l’être humain a peur, plus il s’accroche à des « certitudes ».

« Aujourd’hui, si les gens manquent de nuance lorsqu’ils s’affrontent, c’est que sur chaque prise de position dans un débat, ils jouent leur identité tout entière. »

Ainsi, prendre de la hauteur c’est aussi être capable de dire “je n’en sais rien”. La philosophie sceptique de Sextus Empiricus, Diogène, ou même de Socrate à sa manière, nous apprend que nous pouvons exister dans le doute. Dire “je ne sais pas”, cela signifie que j’ai quand-même envie de savoir, que je suis curieux de ce que l’autre pense, et donc que je vais l’écouter. Mais aussi que je lui fais confiance et que je suis enthousiaste à l’idée de le rencontrer, de dialoguer. Cela n’empêche pas qu’on penche d’un côté, mais sans arborer d’opinion tranchée, de certitudes.

« Prendre de la hauteur, c'est aussi être capable de dire "je n'en sais rien". »

Notre façon de “pencher” d’un côté ou de l’autre est-elle conditionnée par une forme de déterminisme ?

Exactement. Cela me rappelle un principe de base enseigné à mes élèves : la question n’est pas “que penses-tu?” mais “pourquoi penses-tu ce que tu penses?”.  On s’aperçoit que si l’on se demandait chaque fois quel était le chemin parcouru pour penser, on penserait avec beaucoup moins d’agressivité et beaucoup plus de doute. Dès lors qu’on instaure une distance entre soi et soi, s’installe plus de douceur envers les autres.

Avez-vous l’impression que la nuance et le doute ont disparu du débat public ? Quelles sont les menaces qui pèsent sur eux ?

Alors qu’il y a encore cinquante ans, les gens manquaient d’information, nous sommes confrontés aujourd’hui à une extraordinaire quantité d’actualités. Mais aussi à un cruel manque de temps. Le phénomène est presque mathématique : nous ne pouvons pas être nuancés, si nous avons si peu de temps pour traiter et analyser tous les sujets évoqués.

« Les discours dominants sont rythmés par des slogans, des “punchlines”, qui ne se limitent plus au milieu du hip hop mais ont fait leur entrée dans la vie politique, dans le débat public. »

Cette accélération du flux d’informations se double également d’une forte culture du clash. Les discours dominants sont rythmés par des “punchlines”, qui ne se limitent plus au milieu du hip hop mais ont fait leur entrée dans la vie politique, au sein du débat public. Nous traversons une époque en pleine crise du langage. Malgré une mode de la rhétorique, qui s’illustre par l’engouement récent pour les livres consacrés à l’art de la parole, les concours d’éloquence, ou encore le succès médiatique de Clément Viktorovitch, on s’aperçoit que beaucoup de jeunes manquent cruellement de mots et que la violence et le clash sont devenus une forme de dialogue comme une autre.

« La violence et le clash sont devenus une forme de dialogue comme une autre. »

Enfin, une autre menace plane sur la nuance, celle de la crispation identitaire. Alors même que l’identité est un concept très en vogue mais très vague, plus multiple que monocellulaire, plus changeant que fixe, les gens se retranchent de plus en plus derrière leur prétendue identité à chaque prise de parole et chaque prise de position. Pourquoi “crier ainsi son identité” lors d’un débat ? Cela rend les échanges, notamment politiques, caricaturaux : les gens à gauche de l’échiquier politique qui affirment une position nuancée sont immédiatement soupçonnés d’être des social-traîtres, et s’ils se situent à droite, ils sont soupçonnés d’être de faux conservateurs, des centristes, des ventres mous. L’obsession de la cohérence, qui empêche de se contredire, de changer d’avis, nuit au débat.

« L'obsession de la cohérence, qui empêche de se contredire, de changer d’avis, nuit au débat. »

Face à toutes ces menaces, comment réenchanter le dialogue et la pensée critique ?

Je pense qu’il faut redonner des munitions à l’esprit de doute. Le doute est une manifestation de l’intelligence, et non de la peur. Déplaçons le curseur du courage et redonnons ses lettres de noblesse à ce qui est rare – la nuance, la modération, la mesure, la souplesse. Le doute questionne aussi la notion de certitude. Le monde est complexe, et par définition, la décision c’est l’art de trancher dans l’incertitude. Le courage de la décision, c’est de décider quand on ne sait pas, c’est l’art de la délibération humaine, de l’hésitation, du jugement.

« Le doute est une manifestation de l’intelligence, et non de la peur. »

Dans ce contexte, les gens qui tiennent a contrario des propos nuancés semblent ennuyeux, manquer de courage, de conviction, d’absolu, être une sorte de “ventre mou” médiocre. Mais il existe un argument formidable pour tenir tête à cette idée de ventre mou : l’idée grecque du “juste milieu”. Pour les Grecs anciens, le “Mesotes” est un sommet, situé entre deux extrêmes. Ainsi selon Aristote, toutes les vertus sont des justes milieux entre deux excès – par exemple, le courage est le juste milieu entre la lâcheté et la témérité.

Enfin, la rencontre, qui est le sujet de mon dernier livre, est cruciale. À l’échelle d’une société, il faut recréer des espaces pour que les gens se rencontrent davantage : des agoras, des espaces publics de délibération…beaucoup d’initiatives existent déjà, même en virtuel. La rencontre et le contact avec le réel permettent d’être beaucoup plus nuancé, ambivalent, à l’écoute de l’autre, d’aller au-delà de l’idéologie. L’idéologie, disait Hannah Arendt, c’est “l’enfermement dans la logique d’une idée”. Ce qui nous guérit, c’est le réel.

« La rencontre et le contact avec le réel permettent d’être beaucoup plus nuancé, ambivalent, à l’écoute de l’autre, d’aller au-delà de l’idéologie. »

Êtes-vous tout de même optimiste pour l’avenir ?

Parfois, le pessimisme est plus éclairant et plus mobilisateur. Mais je crois au pouvoir de la philosophie pour connecter les gens au réel, les mettre en joie. Je suis plutôt un “pessimiste joyeux”, avec l’envie d’inviter les gens à penser dans la nuance, chercher des solutions dans la nuance. Plutôt que de forcer à un optimisme fake – très en vogue depuis le boom d’un certain développement personnel et du self-help – je préfère l’idée de donner des clés de lecture, de pensée, des envies et donc de la joie.

« Je suis un “pessimiste joyeux”. Je crois au pouvoir de la philosophie pour connecter les gens au réel, les mettre en joie. »

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