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27.09.23

Hubert Védrine : la nécessité d’un réalisme sur la géopolitique de demain

       Hubert Védrine est un haut fonctionnaire et homme politique français. Conseiller diplomatique et Secrétaire général de l’Élysée durant la présidence de François Mitterrand, il a par la suite été ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement Lionel Jospin, de 1997 à 2002, sous la présidence de Jacques Chirac. Avec une acuité toujours précieuse, il revient sur les mutations en cours de l’ordre international.

Quelle est votre vision de l’état du conflit en Ukraine, et les perspectives que vous entrevoyez pour les mois et les années à venir ?

En premier lieu, laissez-moi rappeler que je fais partie de l’école réaliste en relations internationales, qui considère que les Occidentaux et en particulier les États-Unis ont accumulé les erreurs dans les années 1990 avec la nouvelle Russie. La question ukrainienne aurait pu être traitée de façon préventive et intelligente et cela nous aurait peut-être évité les engrenages dans lesquels nous sommes aujourd’hui. Cela dit, la décision ultérieure d’invasion de Poutine est injustifiable et tragique et il n’est pas envisageable qu’il gagne. Il faudra un jour s’interroger à nouveau sur la façon d’être voisin de la Russie.

En ce qui concerne le conflit ukrainien lui-même, en septembre 2023, l’une des hypothèses est celle d’un enlisement après des offensives et des contre-offensives, dans les prochaines semaines ou les prochains mois. Le conflit serait alors comme enkysté à peu près sur les positions actuelles, mais même dans ce cas, je ne vois pas de cessez-le-feu signé, ni de négociations et encore moins d’une solution. Les Ukrainiens souhaitent retrouver leurs frontières de 1991 et les Russes conserver leurs acquis. Et j’ai noté que le chef d’état-major des armées américain, ou encore le conseiller du président, Jack Sullivan, ou le Secrétaire d’État Anthony Blinken disent qu’ils les aideront pour aborder en position de force des négociations dont les Ukrainiens ne veulent pas.

Les Ukrainiens redoutent l’élection en novembre d’un candidat républicain, Trump ou autre, et l’effritement éventuel du soutien des États-Unis. À l’inverse, la Russie essaie de jouer le temps.

«  Les autres pays européens ne veulent pas d'une "autonomie stratégique" qui entraînerait une rupture avec les États-Unis. Ce moment n’est pas encore venu. »

Une « Europe de la défense » peut-elle être favorisée par cette situation ?

Non, au contraire, en tout cas pour un certain temps. Le risque d’une attaque russe a réveillé l’esprit de défense en Europe, y compris en Allemagne ou dans les pays neutre, mais dans le cadre de l’OTAN. Toutefois, les idées françaises d’une affirmation européenne pouvant aller jusqu’à une défense européenne, sont moins soutenues que jamais en Europe.  Ce qui est étonnant, c’est que beaucoup de Français ne le redécouvrent que maintenant.

L’idée d’un pilier européen de l’Alliance a été défendue depuis des décennies par beaucoup de Présidents français, et avec une particulière conviction et vigueur par le président Emmanuel Macron, mais le résultat est le même : les autres Européens ne veulent pas d’une « autonomie stratégique » qui entraînerait une rupture avec les États-Unis. Ce moment n’est pas encore venu.

Quelles sont les grandes tendances que vous identifiez au niveau géopolitique pour les décennies à venir ?

À mon sens, avant la géopolitique, le sujet central est la question écologique. Nous sommes engagés dans une course de vitesse entre la détérioration des conditions de vie sur la planète et les réponses, c’est à dire l’écologisation de tous les modes de vie, de production, de déplacement, etc. C’est vital.

Ensuite, pour revenir au niveau géopolitique, je distingue deux lames de fond. En premier lieu, le fait que les Occidentaux n’aient plus le monopole de la puissance et de l’influence. Ce basculement a encore été démontré récemment, lorsque que quarante pays, représentant entre la moitié et les deux tiers de l’humanité, n’ont, lors d’un vote aux Nations unies, pas voulu condamner la Russie. Cela ne signifie pas qu’ils cautionnent le régime russe, Vladimir Poutine ou la guerre, mais ils ne veulent pas être dans le camp occidental. La Chine appelle à créer un monde « post occidental » et se veut le héraut d’un « Sud global ». 

La deuxième – grande – tendance est bien sûr le bras de fer entre les États-Unis et la Chine, les premiers refusant que les deuxièmes deviennent la première puissance mondiale.

Quelle place pour la transition écologique dans cette lutte des puissances ?

Elle va de plus en plus s’immiscer dans la grande géopolitique. Je note que la Chine est moins fermée que les États-Unis en réalité sur ce sujet. Avant la pandémie, les Chinois avaient d’ailleurs commencé à réduire leur production et consommation de charbon, ils développaient leur parc nucléaire et ont notamment joué un rôle très utile dans la conclusion de la négociation de la COP biodiversité par exemple. Mais la crise économique est là.

Je pense qu’à court terme les puissances du « Sud global » revendiqueront d’abord leur droit à se développer, mais la pression va s’intensifier avec des phénomènes de panique, des anticipations angoissantes, et qu’ainsi même les États obsédés par le développement ou la course à la puissance seront obligés d’intégrer cette lutte contre le changement climatique et pour la biodiversité dans leurs politiques. À l’avenir, les domaines climatique, géopolitique, de concurrence, de compétition seront de plus en plus imbriqués.

Quelle place pour une puissance moyenne comme la France dans cet ordre international en mutation ?

Elle doit de toute façon agir pour rester maîtresse de son destin. Il faut être très pragmatique et ne pas forcément réfléchir en termes de place, de rôle ou de rang de la France dans le monde. On voit bien qu’actuellement la politique étrangère française classique est moins efficiente, le temps où nous étions un allié occidental loyal mais avec une liberté complète au Sud et à l’Est est révolue, au moins depuis la fin de la guerre froide.

Au sein de l’Union européenne, nous avons perdu de l’influence car le pays a décroché depuis longtemps en termes économiques et industriels. J’ai toujours été pro-européen pour ma part, mais je ne suis pas pour le transfert de la vraie souveraineté. Je constate simplement que dans une Europe, aujourd’hui à 27, peut être à 35 demain, les sujets auxquels la France est attachée sont minoritaires, alors même que le vote à la majorité qualifiée va se généraliser.

Nous devrons étudier les évolutions et les défis au cas par cas. Faudra-t-il s’y adapter, y résister, les rejeter ? Quels seront les meilleurs cadres, et niveau d’action : le niveau national, l’Union européenne, l’OCDE, l’ONU ?  Pour chaque sujet, nous devrons agir avec les meilleurs outils et de manière pragmatique.

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