Le média des décideurs

Newsletter

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Entretien avec Cyrille Bret et Florent Parmentier
15.11.24

Guerre en Ukraine, où en sommes-nous ?

       Arrivée des troupes ukrainiennes en Russie, soutien des pays occidentaux, moral des opinions publiques… nouveau point d’étape sur la guerre en Ukraine avec Cyrille Bret, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors, et Florent Parmentier, chercheur associé au centre de géopolitique de HEC et au Centre Grande Europe de l’Institut Jacques Delors.

Quelles ont été les conséquences de l’irruption des forces ukrainiennes sur le sol russe cet été ?

 

Florent PARMENTIER : je suis dubitatif sur le fait que cet événement puisse rebattre les cartes. Nous parlons d’un espace de 1000 km2 environ. Il faut mettre ce territoire en parallèle avec l’occupation russe de l’Ukraine (118 fois plus importante). L’écart est considérable.

Toutefois, cela reste une avancée importante. Selon moi, l’objectif prioritaire de cette opération est de maintenir un discours qui laisse entrevoir une victoire finale. L’Ukraine en a besoin, tant pour rassurer son opinion publique, et surtout pour maintenir le moral des troupes engagées sur le front, que pour influencer les opinions publiques internationales. La prise de Koursk a permis au président ukrainien de solliciter de nouvelles livraisons d’armes et de présenter un plan de victoire à Washington. On peut toutefois se demander si les Russes n’ont pas un intérêt stratégique à ce que les Ukrainiens s’installent durablement à Koursk. En effet, les soldats mobilisés à Koursk sont autant de soldats qui ne seront pas employés dans la défense du Donbass. Pendant que l’armée ukrainienne déploie des efforts à Koursk, la Russie progresse sur d’autres fronts …

Dernier point : on a pu observer quelques semaines après cette incursion ukrainienne la présence d’unités d’élite nord-coréennes (environ 12.000 hommes) se rapprochant du front ukrainien. Cette présence ne constitue pas non plus un tournant dans le conflit : leur présence, à 7.000 km de leurs bases, n’est pas un gage d’efficacité, dans la mesure où ils ne connaissent pas le terrain, ni la langue, ni les modalités d’action de l’Armée russe. Leur articulation avec le reste des forces constitue un pari audacieux à ce stade…

Cyrille BRET : l’offensive terrestre ukrainienne dans la région (oblast) de Koursk sur le territoire de la Fédération de Russie a constitué une démonstration de force pour l’armée ukrainienne. Les autorités de Kiev ont ainsi pu rappeler à leur ennemi et à leurs alliés leur détermination et leur combativité pour démentir les rumeurs de fatigue ou d’essoufflement. Un nouveau front été ouvert, loin du Donbass et de la Crimée, afin de prendre de court les forces russes et réintroduire du mouvement dans le conflit où la fixation des lignes de front bénéficie plutôt aux Russes. C’est un tournant majeur dans la conduite de la guerre pour l’Ukraine : elle n’exerce plus son droit à la légitime défense, mais porte le fer et le feu en Russie pour faire sentir au pays le prix de son invasion de 2022. « L’Ukraine n’est plus seulement la victime du conflit, mais aussi un ennemi redoutable » : tel serait le message stratégique sous-jacent à Moscou.

Pour la Russie, l’offensive à Koursk est aussi très importante : une nouvelle fois l’impréparation des forces russes a été constatée sur le terrain. Mais surtout, la Russie est attaquée sur son territoire et dans une zone industrielle importante. Cela a entraîné de nouvelles déclarations présidentielles sur la doctrine nucléaire russe : les attaques sur le sol russe, même conventionnelles, sont désormais parmi les facteurs pris en compte pour justifier une réaction nucléaire de la part de la Russie.

Sur le plan stratégique, l’offensive sur Koursk élargit la guerre au risque de l’épuisement des ressources ukrainiennes et d’un raidissement nucléaire de la part de la Russie. Mais elle laisse sans résolution les principales pommes de discordes entre les deux pays : annexion illégale de la Crimée, adhésion à l’OTAN, réforme constitutionnelle, annexion des régions de l’est, etc.

 

Le conflit n’est-il pas en train de passer au second plan face aux fortes tensions entre Israël et certains de ses voisins ? Est-ce que la Russie peut contribuer à apaiser ces tensions ? 

Florent PARMENTIER : le Moyen-Orient est une source de polarisation un peu partout sur le globe. Les Européens ne sont pas tous sur la même ligne sur le sujet, contrairement à la question du conflit entre l’Ukraine et la Russie. Certains sont partisans de l’indépendance de la Palestine, d’autres sont des alliés d’Israël. Il y a une vraie diversité des opinions sur le sujet.

La Russie a œuvré depuis un certain nombre d’années pour être perçue comme un acteur important dans cette région du monde. Ce qui n’était plus le cas depuis la chute de Saddam Hussein, allié historique de la Russie. La présence russe avait laissé le souvenir d’un échec retentissant dans cette région.

Un changement majeur est intervenu en 2015 avec le soutien de la Russie à Bachar El-Assad. Ce moment constitue le marqueur d’un renouveau de la présence de la Russie au Moyen-Orient, avec en parallèle une collaboration renforcée avec l’Iran, qui est allée jusqu’à la livraison d’armes. Reste à savoir si la Russie peut jouer un rôle de facilitateur dans la région. Elle a plusieurs atouts pour elle, notamment le fait que Netanyahou et Poutine se connaissent depuis des années. En outre, il ne faut pas oublier non plus que 20 % de la population israélienne est russophone.

Cyrille BRET : Les militants pro-palestiniens et pro-israéliens sont bien plus visibles que les voix s’exprimant sur l’Ukraine. En effet, le conflit entre Israël, les Palestiniens et le Liban est si ancien qu’il a un impact sur les opinions publiques européennes très important. En outre, du fait de la campagne présidentielle américaine et de la solidarité historique entre Washington et Tel Aviv, le thème est très présent dans la campagne électorale américaine.

La politique arabe de la Russie est très active, mais elle ne vise pas à établir une médiation avec Israël. La population d’origine russe d’Israël est en effet très importante, mais elle est extrêmement sioniste et peu sensible aux propositions de médiation d’où qu’elles viennent. 

Alors que le conflit a débuté il y a plus de deux ans et demi, est-ce que les populations belligérantes tiennent le coup ? Un phénomène d’usure est-il à l’œuvre ?

Florent Parmentier : les deux populations ne sont pas soumises au même traitement. Du côté de l’Ukraine, le poids de la guerre est d’autant plus lourd que le conflit se déroule sur son territoire. Il y a une tension permanente et une question cruciale, celle de la mobilisation accrue des forces vives. Côté russe, la question de la mobilisation et de la destruction ne se pose pas avec la même acuité. Nous ne sommes pas du tout dans le même ordre de grandeur.

Au fil des années, la question de la confiance dans l’armée et les politiques va finir par se poser. On a assisté début septembre à un remaniement important de la classe politique ukrainienne. Faute de pouvoir organiser des élections, il faudra régulièrement qu’un tel renouvellement soit effectué, afin d’apporter un nouveau souffle.

Un élément doit tout particulièrement attirer notre attention : c’est la perspective de l’hiver. Les hivers précédents ont été relativement cléments. Actuellement, les installations énergétiques et électriques sont très dégradées, le risque de coupure de courant est à prendre en compte. Dans le même temps, la production de missiles et de drones reste indispensable pour tenir face à la Russie.

 

Cyrille Bret : les populations ukrainiennes sont très durement touchées par les morts, les blessures, les déplacements de populations, les migrations de réfugiés, la crise économique ou encore le sentiment d’insécurité constant. La population ukrainienne vit suspendue à des opérations militaires violentes et longues. Elle est usée mais reste combative dans la mesure où l’invasion, l’occupation et les crimes de guerre sont toujours inacceptables pour elle.

Pour la population russe, la donne est différente : les morts sont très nombreux et l’effort de guerre a transformé la société. Mais l’économie se porte bien avec un taux de chômage très bas et une croissance du PIB réel. Toutefois, la population russe commence à subir bien des dommages de la guerre avec l’opération à Koursk. Avec des frappes ukrainiennes sur le sol russe, la perception du conflit comme une affaire extérieure s’altère. Désormais, elle deviendra une affaire intérieure pour la partie la plus peuplée et la plus prospère de Russie : la Russie européenne.

 

Le résultat des présidentielles américaines est-il susceptible d’influer sur le conflit ? 

 

Florent Parmentier : il est certain que ces élections auront une incidence sur la suite de conflit. Une grande inconnue demeure encore aujourd’hui, maintenant que le nom du vainqueur est connu : est-ce que les États-Unis vont cesser de soutenir l’Ukraine, militairement et financièrement ? Si cette aide cesse, à quel rythme ce désengagement va-t-il s’opérer : dès le lendemain de l’investiture ? Une chose est certaine : une bonne partie des Républicains néoconservateurs (à l’image des Cheney) ont fait le choix de soutenir Kamala Harris, et l’entourage politique de Trump ne semble pas faire à ce stade de l’Ukraine une priorité. Il y a deux ans, Elon Musk, dont l’entreprise Starlink avait apporté un soutien à l’Armée ukrainienne, avait même proposé un plan de paix sur Twitter (octobre 2022) qui à l’époque était considéré comme défavorable par les Ukrainiens. Il reste à voir si cette orientation va perdurer à la prise de fonction de la nouvelle administration.

 

Cyrille Bret : oui, très notablement. Côté démocrate, la marque de fabrique de l’administration à laquelle Kamala Harris avait été associée est un soutien à l’effort de guerre ukrainien jusqu’à une victoire militaire, quelle que soit sa forme. Du côté républicain, la rhétorique de campagne a souligné la nécessité de faire cesser ce conflit par l’élaboration d’un compromis acceptable, et pour la population ukrainienne, et pour les finances publiques américaines. La large victoire de Donald Trump et le résultat des élections à la chambre des Représentants et du Sénat laissent toutefois les mains libres au 47ème président. Toutefois, la réalité du terrain militaire est sujette à bien des évolutions, et les Cold Warriors insisteront sur l’intérêt stratégique américain de contrer la Russie.

 

 

Autres articles

Entretien avec Cyrille Bret et Florent Parmentier

Pour une revitalisation de la démocratie

Quelles sont les sources de la défiance dans notre démocratie ? Comment y remédier ? Échanges avec Pierre-Charles Pradier, économiste et doyen honoraire de l’école d’économie de la Sorbonne, et Mike O’ Sullivan, économiste et conférencier, coauteurs d’un ouvrage paru chez Calmann-Lévy début 2024 intitulé : « L’accord du peuple : réinitialiser la démocratie ».

Lire l'article

Quand l’information devient action : Les médias doivent intégrer l’urgence écologique

Anne-Sophie Novel, journaliste spécialisée dans les enjeux écologiques et l’innovation sociale, analyse la montée de la prise de conscience climatique. Soulignant l’importance d’une couverture médiatique plus approfondie et systémique des questions environnementales, elle critique la déconnexion entre les alertes scientifiques et les actions politiques. Selon elle, les médias doivent jouer un rôle essentiel non seulement pour informer, mais aussi pour proposer des solutions concrètes face à l’urgence écologique. Une réflexion sur les défis actuels et les leviers d’action pour un avenir durable.

Lire l'article

Renoncer pour mieux vivre : la philosophie de la redirection écologique

Pour Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique et enseignant-chercheur dans l’école de management Clermont School of Business, la transition ne suffit plus à elle seule à garantir un avenir viable sur Terre. Il prône une réorientation profonde de notre rapport au monde et aux technologies. Cette stratégie assume de renoncer à certaines pratiques et de désinvestir des pans entiers de l’économie. Notre entretien explore les nuances de cette démarche, entre réalité des limites planétaires et changement de modèle pour un avenir réellement viable.

Lire l'article