Emmanuel Macron a récemment déclaré que l’envoi de troupes au sol ne pouvait être à exclure. Comment analysez-vous cette sortie ? Est-ce une façon de durcir le ton face à la rhétorique agressive de Poutine ?
Florent Parmentier : Emmanuel Macron fait le constat que la séquence actuelle est placée sous le signe de l’épuisement, élément central d’une guerre d’attrition. Tout d’abord, du côté ukrainien, cet épuisement concerne le fait de disposer de suffisamment de combattants. Alors que les pertes humaines sont considérables, la question du recrutement des militaires devient un sujet épineux dans le débat public ukrainien.
L’épuisement concerne également les opinions publiques européennes face à la durée du conflit et à son enlisement. Cette allusion du président français à l’envoi de troupes au sol est une façon de politiser le sujet à l’approche des élections européennes, pour conjurer cette érosion des opinions publiques, dans un contexte d’inquiétude sur les capacités de résistance de l’Ukraine.
Cyrille Bret : La déclaration du président français s’inscrit dans le momentum particulier qu’est celui des élections européennes et de la constitution d’une nouvelle Commission européenne. C’est une façon pour Emmanuel Macron de prendre date avec les électeurs français et avec les partenaires de l’Union européenne. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la posture française est plutôt placée sous le signe de l’équilibre : soutenir l’Ukraine mais également tenter le dialogue avec la Russie. Lors de sa prochaine mandature européenne, la France sera plus offensive. Je pense qu’Emmanuel Macron prépare l’après- : l’après élections européennes, l’après conflit en Ukraine et l’après commission Von Der Leyen.
Emmanuel Macron anticipe le désinvestissement de l’allié américain. Quoi qu’il arrive, les Européens doivent prendre le relai. Seule la France peut porter un message stratégique ambitieux en Europe. Elle a les capacités militaires et la vision stratégique pour le faire : si l’Union prend le relais des Etats-Unis dans le long terme, la France jouera un rôle moteur.
"Cette allusion du président français à l'envoi de troupes au sol est une façon de politiser le sujet à l'approche des élections européennes"
Certains pays du sud ont affiché leur soutien à Poutine. Quel rôle jouent-ils réellement dans le conflit ?
Florent Parmentier : En préambule, il faut rappeler qu’il y a plusieurs Suds. En réalité, les pays jouant clairement le jeu de la complémentarité avec Moscou sont peu nombreux. Ceux qui jouent ce jeu, ce sont les Iraniens, notamment à travers des livraisons de drones, ou encore les Nord-Coréens qui ont, pour leur part, fourni Moscou en conteneurs d’armes.
D’autres jouent plutôt la carte de la « bienveillance distante » et permettent à la Russie de contourner les sanctions, principalement l’Inde et la Turquie, mais aussi des Etats centre-asiatiques.
D’autres nations ont une sympathie pour la Russie par hostilité vis-à-vis de la puissance américaine. Cela concerne notamment un certain nombre de pays africains et sud-américains.
Cyrille Bret : Au sein des pays du « Sud global » composite, nou pouvons distinguer trois cercles. Le premier regroupe les pays qui sont fournisseurs et alliés stratégiques de la Russie (Iran, Corée du Nord). Ceux-ci soutiennent ouvertement la Russie dans sa guerre, y compris par des envois de matériels comme les munitions ou les UAVs.
Le second est formé par des pays pragmatiques partageant une certaine hostilité envers les États-Unis avec la Russie (Vietnam, Algérie, Inde). Ces Etats continuent à commercer avec la Russie mais ne constituent pas des soutiens actifs à son effort de guerre.
Dans les pays du Sud, il y a aussi la Chine, qui occupe une position très particulière. Pour la Russie, la Chine est un fournisseur de certaines technologies, un consommateur (minerais et hydrocarbures), un soutien (dans la contestation de l’Occident que revendique la Russie), mais c’est aussi un rival. Elle exploite le conflit ukrainien et l’affaiblissement européen de la Russie qui en découle pour renforcer la dépendance de la Russie à son égard.
Poutine vient d’être réélu pour un cinquième mandat à la tête de la Russie. Cette réélection va-t-elle lui donner un blanc-seing aux yeux de l’opinion russe dans la poursuite de la guerre en Ukraine ?
Florent Parmentier : Il ne faut pas analyser ces élections avec nos lunettes d’Occidentaux. Il ne s’agit pas d’une démocratie libérale dont les procédures permettent de choisir un dirigeant de manière équitable. En Russie, elles sont un moyen par lequel le centre demande aux citoyens de confirmer leur loyauté vis-à-vis de l’État.
Dans ce cadre, il y a des logiques propres au vote. Concrètement, plus le vote pour Poutine est élevé dans un bureau de vote, plus le responsable de l’établissement sera bien vu par sa hiérarchie car perçu comme capable de contrôler la population locale. Grâce à cela, il aura droit à des subventions supplémentaires. Ainsi, les 90 000 bureaux de vote sont autant de foyers de propagation du vote pro Poutine.
Cyrille Bret : Ces élections ont démontré que la Russie n’avait plus de vie politique régie par une compétition entre idées, leaders, courants. Sans surprise, elles n’entraîneront pas de changement de cap sur le front en Ukraine.
Parmi les différents candidats, aucun ne s’opposait radicalement à la guerre en Ukraine. Ce sujet était d’ailleurs globalement absent de cette campagne très ennuyeuse.
Sans se perdre en conjectures fantaisistes, ne peut-on pas imaginer que l’entourage de Poutine s’oppose à son souhait éventuel de recourir à l’arme nucléaire ?
Florent Parmentier : Nous assistons à la fin de la contre-offensive ukrainienne. Dans les prochains mois, la principale question sera de savoir comment l’Ukraine peut continuer à avoir du soutien de la part des Européens et des Américains. On peut tout à fait imaginer que l’opinion publique aux États-Unis va être accaparée par la question des élections présidentielles. Partant de là, l’Ukraine deviendra immédiatement moins prioritaire.
Actuellement, la Russie dispose d’une réserve de 270 000 hommes et d’un stock d’obus très important qui n’a pas d’équivalent côté ukrainien. Le scénario d’effondrement de la Russie parait à présent de moins en moins plausible.
Cyrille Bret : Tant le scénario d’effondrement de la Russie que celui de l’Ukraine semblent peu probables.
Le scénario de la victoire, d’un côté ou de l’autre, n’est pas non plus à l’ordre du jour. Les deux belligérants ont défini leur victoire de façon maximaliste. Du côté ukrainien, c’est la reconstitution de son territoire. Pour la Russie il s’agit de refaire de l’Ukraine un pays satellite.
Le scénario de l’usure n’est pas à exclure. Dans cette hypothèse, le conflit resterait actif et meurtrier mais finirait par s’enliser. Mais, à ce jeu, l’Ukraine dépendra de plus en plus de ses soutiens extérieurs.