Nous avons beaucoup évoqué la question du bonheur dans notre rubrique « Hauteur de vue » or vous abordez cette notion avec un éclairage singulier en regrettant une coïncidence idéologique dans le débat public sur ce terme. Pouvez-vous nous expliquer ce dont il s’agit ?
Cette idée du bonheur nous vient notamment des Grecs, c’est la « vita beata » chère à Sénèque, une éthique de la vie avec un questionnement sur la possibilité même du bonheur.
Je constate que ce questionnement n’a presque pas changé au fil des siècles. Il en résulte une fixation de la pensée européenne sur le bonheur et l’affirmation que ce dernier est un objectif difficilement atteignable conduisant à la vie éthique. C’est un état de fait qui nécessiterait d’être inquiété.
Dans mon ouvrage « Nourrir sa vie. À l’écart du bonheur », j’expliquais que le bonheur n’est pas une notion développée dans la pensée chinoise car il fait apparaître le malheur. Dans cette conception, il n’est donc pas nécessaire de penser à être heureux puisqu’il existe une sorte d’immanence de la vie qui ne conduit pas à cette scission bonheur/malheur, positif/négatif. Voilà une première dé-coïncidence.
Les Français paraissent éloignés de cette conception et affirment au contraire leur anxiété, voire leur colère que ce soit dans la rue, sur les réseaux sociaux ou dans les urnes. Vous évoquez d’ailleurs dans votre ouvrage « la plainte devenue la voix » en référence à l’esprit français de contestation dont on peut voir qu’il est encore à l’œuvre actuellement. Peut-on inverser cette dynamique anxiogène ?
Cette réflexion pose la question de la nouvelle figure du sujet que nous sommes, avec la fin du sujet héroïque, et interroge au-delà la question de l’effort.
Les Français ne se laissent plus mobiliser, motiver par de l’idéalité et donc du sacrifice. Je constate qu’il existe une sorte de coïncidence idéologique pour disqualifier l’effort, physique mais aussi et surtout intellectuel.
Un penseur français du XIXᵉ siècle est très intéressant à cet égard, il s’agit de Maine de Biran. Il a pensé l’effort comme condition de l’avènement de la promotion du sujet. Je suis persuadé que l’effort est une notion à repenser aujourd’hui, justement avec dé-coïncidence par rapport à l’idéologie en vogue. Pourquoi mettre toujours de la distance avec cette notion d’effort ? Pourquoi ne plus exiger une rigueur dans toutes nos activités ?
Il s’agit de penser l’effort, non pas sur le mode moraliste contre la paresse, mais comme étant ce moment où le sujet se qualifie en sujet en affrontant une résistance, pour aller un peu plus loin.
Ce sens de l’effort peut et doit aussi se retrouver dans le début public. Je constate en effet une stérilité de plus en plus grande dans les médias, une sorte d’enlisement dans une coïncidence idéologique dont on ne parvient pas à sortir. Les cadres du débat ne semblent pas être remis en cause, or c’est peut-être ce qui manque aujourd’hui à notre vitalité démocratique.
« La France est bloquée dans des peurs figées qu'on n’interroge plus et qui deviennent des évidences idéologiques. Il faut en sortir. »
Au-delà d’un débat renouvelé et dé-coïncidé, que manque-t-il à notre vie politique pour retrouver un élan ?
Sur le plan politique, nous sommes enfermés dans une coïncidence préjudiciable. Depuis l’Antiquité, nous percevons la politique comme le moyen de tracer le plan d’une cité idéale ce qui n’est pas le cas dans d’autres civilisations comme la civilisation chinoise par exemple.
Malheureusement, nous sommes incapables de tracer une cité idéale aujourd’hui car le monde “globalisé” est devenu trop complexe, trop interdépendant. Nous ne sommes plus en mesure d’isoler des phénomènes de façon à concevoir et construire une cité idéale autre que par des paramètres techniques. En d’autres termes nous ne parvenons plus à rêver. Nous avons longtemps pensé en France que demain serait meilleur qu’aujourd’hui, or le contexte écologique d’une fin programmée érode cet espoir d’un bonheur différé. Le thème des jours meilleurs ne prend plus.
Ne pouvant plus projeter un futur idéal, que nous reste-t-il alors ?
Nous pouvons revenir sur le présent, analyser ce qui coince, les éléments bloquants et chercher à les fissurer pour « rouvrir des possibles ». Rouvrir des possibles ce n’est pas projeter des fins, c’est se remettre au travail, mener un travail intellectuel et citoyen exigeant.La France est bloquée dans des peurs figées qu’on n’interroge plus et qui deviennent des évidences idéologiques. Il faut en sortir.
Peut-on dé-coincider ces évidences idéologiques ?
Le préfixe « dé » ne signifie pas défaire mais signifie ouvrir un écart, le sens de « dix » en latin. C’est cet écart qu’il faut aller chercher, chacun d’entre nous, à notre place, en refusant les statuts établis et en cherchant l’inattendu comme ces transparences du matin où chaque jour, quelque chose de nouveau s’ouvre, dégagé des considérations de la veille, décanté de ce qui a précédé, émergeant comme émerge la journée nouvelle.
Vivre, c’est donc remettre en chantier, dé-coïncider du déjà vécu, du déjà pensé pour éprouver ce que contient la notion de possible et qui est la ressource même de ce qui fait vivre et avancer.