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François Gemenne
12.04.23

François Gemenne – Penser les migrations climatiques au-delà de l’enjeu sécuritaire  

       Spécialiste des questions de géopolitique de l’environnement, François Gemenne enseigne à Sciences Po Paris et Grenoble et à l’Université Libre de Bruxelles. Également contributeur pour le GIEC, ses recherches portent sur les migrations et les déplacements de populations liés aux changements climatiques ainsi que sur les politiques d’adaptation. Il revient pour À priori(s) sur la perception des migrations et leur gestion politique.

Quels phénomènes climatiques actuels sont à l’origine des migrations ?Combien de personnes dans le monde sont-elles déplacées  

Il existe trois types de bouleversements.   

En premier lieu, les événements climatiques extrêmes – cyclones, sécheresses, inondations ou incendies. Ces catastrophes sont les seuls évènements climatiques qui permettent de dire, avec un certain degré de confiance, combien de personnes sont déplacées chaque année. Les statistiques démontrent par exemple qu’en 2021 le nombre de personnes déplacées en raison de catastrophes naturelles était de 23,7 millions. Tendanciellement, le nombre annuel est compris entre 20 et 40 millions. Parmi elles, certaines populations sont déplacées temporairement, tandis que d’autres le sont de façon permanente.  

Parallèlement à cela, la dégradation des sols, qui touche essentiellement l’Afrique subsaharienne, ainsi que l’Asie septentrionale, amène des populations à partir à la recherche d’autres terres ou à se déplacer vers les villes. C’est pourquoi un très grand nombre de mégapoles africaines sont confrontées aujourd’hui à des afflux massifs de migrants issus des régions rurales. Nous n’avons pas d’idée précise du nombre de personnes qui sont déplacées chaque année par ce type de phénomène, notamment parce que les facteurs s’entremêlent et que les populations migrent souvent à l’intérieur de leur pays.  

Enfin, la hausse du niveau des mers provoque des déplacements permanents, mais une fois encore, difficiles à chiffrer.  

L’opinion publique commence à prendre conscience du phénomène des migrations climatiques, notamment à l’aune des COP qui les mettent en lumière. Pouvons-nous pour autant considérer qu’il s’agit d’un phénomène nouveau ?  

Elles ont toujours existé, et on pourrait même dire que l’histoire de l’humanité a été largement façonnée par des migrations liées à des causes environnementales car les populations se sont toujours déplacées vers des régions où l’environnement était favorable. C’est ainsi que l’Europe a été peuplée à la Préhistoire en raison de ses ressources naturelles et de son climat tempéré, ou encore que l’on retrouve des concentrations humaines sur les côtes et dans les deltas.   

Par ailleurs, au cours de l’histoire, toute une série de dégradations de l’environnement ont provoqué des déplacements majeurs : il y a 8 000 ans, les Égyptiens sont remontés du Soudan vers l’Égypte actuelle à la suite d’une détérioration des sols, ou dans les années 1930 aux États-Unis, lorsque dans le sillage du Dust Bowl et de la sécheresse (bol de poussière), des dizaines de milliers de paysans de l’Arkansas, de l’Oklahoma et du Texas ont migré vers la Californie. 

Comment la perception de ces migrations a -t-elle évolué ?

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, on a considéré qu’il y avait d’un côté les motifs politiques et de l’autre les motifs économiques. La question des facteurs environnementaux est alors passée complètement à la trappe. On la redécouvre aujourd’hui à l’aune du changement climatique.  

Ce dernier pose le problème dans des termes différents : il y a désormais une question d’amplitude, et de responsabilité. Le sujet est devenu extrêmement politique, alors qu’il ne l’a pas été pendant longtemps 

Comment ce bouleversement est-il advenu ?

Le débat est aujourd’hui cadré avec des projections sur des dizaines de millions de personnes qui se déplaceraient d’ici 2050 ou 2100. Mais en réalité ces estimations ne sont pas scientifiquement fondées, il est très difficile d’extrapoler des comportements humains à vingt, trente ou cinquante ans.  

 Il y a par ailleurs une forme d’instrumentalisation politique de la question, notamment par les militants du climat, mais aussi par les scientifiques qui l’ont utilisée pour essayer de d’attirer l’attention des gouvernements sur le danger que représentait leur incapacité à baisser leurs émissions de gaz à effet de serre. Ces migrations ont été présentées comme un des impacts les plus graves du changement climatique, susceptible de déstabiliser des régions entières. Si la raison était légitime : convaincre les gouvernements de réduire leurs émissions, malheureusement, un jeu s’est également opéré sur un narratif xénophobe, qui aujourd’hui pose problème.  

Quelle est selon vous la bonne façon d’aborder ce débat ?  

Au-delà de l’instrumentalisation des chiffres, il faut selon moi pouvoir parler des conditions de migration : est-elle choisie et planifiée ou est-ce une migration forcée, brutale ? Est-ce que les gens vont pouvoir choisir quand ils partent, dans quelles conditions, et vers quelle destination ?  

Certains pays déplacent anticipativement leur population. C’est le cas du Bénin, du Mozambique, de la Chine, du Vietnam, et de façon plus spectaculaire, de l’Indonésie, qui a même décidé de déplacer sa capitale.  

« Dans la réalité il est très difficile de séparer migration climatique et économique »

Existe-t-il actuellement une définition internationale officielle de la migration pour raison climatique ? 

Non aucune.  

Prenons par exemple l’Afrique subsaharienne, où 50 % de la population dépend de l’agriculture de subsistance. À la moindre dégradation climatique, les gens perdent leur première source de revenus. Cependant, on identifie ces déplacements non pas comme une migration climatique mais comme à une migration économique. Dans la réalité, il est très difficile de séparer les deux.  

De plus, le fait de migrer coûte extrêmement cher. Les populations les plus pauvres vont subir la catastrophe de plein fouet et ne migreront qu’une fois qu’elles auront retrouvé une partie de leurs moyens d’existence. L’opinion publique sous-estime en général complètement les conséquentes ressources économiques nécessaires.  

Pour celles et ceux qui souhaitent venir en France, quelle conséquence aura l’absence de définition spécifique des migrations liées au changement climatique ?  

Actuellement, les gens sont obligés de se fondre dans les cadres politiques et légaux existants s’ils veulent espérer obtenir l’asile. À la suite des récentes inondations, les Bangladais sont devenus la première nationalité de demandeurs d’asile en France. La plupart ne l’obtiendront pas, se retrouveront sans papiers, certains avec une Obligation quitter le territoire (OQTF). Et on expliquera « on ne peut pas la faire exécuter, c’est un problème d’immigration illégale  ».  

N’existe-il pas une réflexion au niveau international ?  

La question d’un statut international a été posée plusieurs fois, notamment dans le contexte des négociations sur le climat ou à l’ONU, mais personne ne la soutient avec conviction.  

Au Nord, on ne souhaite pas étendre les niveaux de protection, plutôt dans une vision de restriction de l’immigration. Et au Sud, certains petits États insulaires considèrent qu’un statut de réfugié climatique représenterait un aveu d’échec, ils préféreront être aidés dans leur adaptation pour se maintenir sur leur territoire.  

D’autres, comme le Bangladesh par exemple, refusent d’être assimilés à des pays « producteurs de réfugiés », des États faillis. Enfin, la plus forte opposition vient des États africains qui considèrent cette proposition de statut comme une idée occidentale pour se débarrasser du problème. Actuellement, 85% des réfugiés politiques protégés par la Convention de Genève sont hébergés dans les pays du Sud, qui craignent d’avoir de nouvelles obligations d’accueil, sans toutefois en avoir les moyens.  

La communauté internationale est donc coincée dans un statut quo autour de la protection de ces populations  

Pas tout à fait. L’initiative la plus importante est sans doute l’initiative Nansen, un processus intergouvernemental mené par la Norvège et la Suisse entre 2012 et 2015, qui a abouti à l’adoption d’un « agenda de protection », un catalogue de bonnes pratiques que 110 États ont approuvé. En 2016, une nouvelle organisation internationale a vu le jour, la Plateforme « Disaster displacement » qui assiste les États dans la mise en œuvre de l’agenda de protection.  

D’autres textes existent, comme le Pacte mondial sur les migrations de 2018, dit Pacte de Marrakech, qui contient toute une section sur la question des migrations et du changement climatique.  

Mais de manière globale nous sommes dans un raisonnement souvent strictement réactif, voire réactionnaire face aux flux, qui manque d’anticipation. 

« la migration peut être vue non pas comme un échec de l'adaptation mais comme un moyen de la favoriser »

Doit-on penser la migration comme une politique d’adaptation ?  

Les COP  encouragent l’utilisation de la migration comme une solution d’adaptation. Cela peut permettre d’alléger la pression environnementale, démographique sur des ressources raréfiées, permettre aux familles de diversifier leurs revenus … Il y a toute une série de raisons qui font que la migration peut être vue non pas comme un échec de l’adaptation mais comme un moyen de la favoriser.  

Je trouve qu’il est bien plus facile de discuter de politiques migratoires en Afrique, où bien des pays réalisent qu’ils ont intérêt à gérer ensemble cette question qui, par nature, demande une coopération internationale. On retrouve d’ailleurs sur le continent des législations beaucoup plus avancées que les nôtres en matière de gestion des migrations. L’Ouganda par exemple fait figure de pays pionnier pour l’accueil des réfugiés. 

Par ailleurs, il existe un fonds d’adaptation dans le Fonds vert pour le climat ainsi que des actions de l’OIM (Organisation internationale pour le climat), qui visent à faciliter la migration, sécuriser des couloirs migratoires et améliorer la gestion de certaines frontières.  

Ont aussi été mis en place des programmes de mobilité internationale, notamment entre la Colombie et l’Espagne. Ce pays a besoin de travailleurs saisonniers dans l’agriculture et l’horticulture, quand la Colombie subit certains changements climatiques. Des paysans colombiens qui n’ont plus de travail car plus de récolte viennent ainsi travailler temporairement en Espagne, accumulent un pécule qui leur permet de faire vivre leur famille le reste de l’année. Mais cette mobilité internationale impliquerait d’avoir des visas qui permettent des entrées et des sorties.  

Pourrions-nous imaginer un tel cas de figure en France ?  

Aujourd’hui, il y a beaucoup de migrants en France qui feraient volontiers des aller-retours temporaires. Si nous avions une politique de visas plus souple, cela permettait des allers et venues. Des jeunes en Afrique du Nord ou subsaharienne se satisferaient de venir travailler trois mois dans nos stations de ski ou sur la Côte d’Azur, afin d’épargner suffisamment d’argent pour vivre très correctement chez eux. Il n’y a pas forcément de désir d’installation permanente.  

Avez-vous le sentiment que le sujet est traité dans toute sa complexité par nos partis politiquesnationaux  

On a toujours tendance à voir en France la migration comme un risque futur via un débat focalisé sur ces prétendues centaines de millions d’arrivées d’ici 2050 et l’idée que l’on pourrait encore les éviter en réduisant substantiellement nos émissions de gaz à effet de serre.  

La France est dans une logique de restriction des possibilités d’asile et de migration. Et le projet de loi Asile et Migration que proposera prochainement le gouvernement ne va pas dans le sens d’un élargissement.   

Je constate toutefois une évolution intéressante, le fait que le gouvernement reconnaisse formellement que la France a besoin d’une main d’œuvre étrangère, c’est important politiquement. Il faudra voir ensuite comment les gens seront traités et intégrés.  

« la "Forteresse Europe" s’est matérialisée »

Sur le sujet, que fait l’Union européenne ? 

L’Union européenne est très frileuse sur les questions relatives à l’asile, de peur de créer des conflits et des tensions diplomatiques…. En même temps, la Commission européenne préside en ce moment la plateforme « Disaster Displacement », fait partie de ses principaux soutiens et est un bailleur de fond important.  

Je pense que nous sommes prisonniers de la question de la souveraineté, avec l’impression que dès que nous allons envisager un mécanisme de gestion internationale ou même européen, elle en sera diminuée.    

Récemment, une étape symbolique a été franchie par l’Union européenne, qui accepte désormais de payer pour la construction de murs ou de barbelés aux frontières extérieures alors qu’elle s’y était toujours refusé. Bien sûr, il s’agit de sécuriser nos frontières, mais la « Forteresse Europe » s’est matérialisée.  

On imagine que le meilleur moyen de lutter contre les migrations est de fermer davantage les frontières, alors qu’en réalité, c’est précisément cela qui va encourager les migrations irrégulières et les trafics. Les passeurs et les professionnels de l’industrie de l’armement sont les deux facettes d’une même pièce :  les passeurs ont besoin que les frontières soient de plus en plus sécurisées pour se rendre indispensables, quand les industriels arguent que des gens les traversent encore.    

En même temps, l’Europe butte dans la gestion des « Dublinés », les gens qui arrivent dans un pays et sont refoulés d’un autre parce qu’ils ont déjà déposé leurs empreintes digitales dans le premier. On a actuellement essentiellement des mouvements secondaires en Europe, c’est-à-dire des gens ballottés d’un pays à l’autre. Ce problème n’existerait pas si les États ne se renvoyaient pas les migrants les uns aux autres en permanence.  

J’ai l’impression que les gouvernements européens oscillent entre le “chacun pour soi” et les mesures purement symboliques. Le fait de construire des barbelés et d’ériger une frontière, n’empêche pas les gens de passer.  

Sommes-nous enfermés dans une gestion uniquement sécuritaire ?  

 Pour moi, il est important de comprendre que la question des migrations climatiques s’inscrit dans la problématique plus globale de celle de l’asile et de la migration, que ce n’est pas une catégorie à part.  

Une autre question se pose : comment allons-nous mettre en cohérence des politiques climatiques qui vont parfois vouloir encourager la migration comme stratégie d’adaptation et des politiques migratoires qui ont plutôt tendance à essayer de les décourager ?  Il y a une contradiction forte entre deux sphères. Des ministres du Climat ou de l’Environnement proposeront des accords bilatéraux et régionaux mais leurs ministres de l’intérieur n’en voudront probablement jamais.  

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