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31.05.23

Edwige Chirouter : « La philosophie est une expérience de la pensée qui doit être accessible à tout le monde »

       Et si les enfants pouvaient philosopher dès la maternelle ? Philosophe, auteure de littérature jeunesse, professeure à l’Université de Nantes et titulaire de la chaire UNESCO “Pratiques de la philosophie avec les enfants : une base éducative pour le dialogue interculturel et la transformation sociale", Edwige Chirouter a fait de l’apprentissage de la philosophie dès le plus jeune âge son cheval de bataille. Rencontre avec une universitaire hors du commun qui transmet aux cerveaux les plus jeunes l’amour de la sagesse et l’envie de comprendre le monde.

Vous menez depuis 20 ans des recherches sur la pratique de la philosophie avec les enfants et les adolescents. Qu’est-ce qui a porté votre intérêt vers cet enseignement de la philosophie ?

J’ai découvert l’existence de cette pratique lorsque j’avais une trentaine d’années, à mon arrivée à l’université après avoir enseigné en lycée. Au départ, j’étais méfiante, je me demandais si les enfants étaient vraiment capables de comprendre la philosophie. Mais à cette époque, ma propre fille avait 4 ans et je constatais chez elle un réel étonnement philosophique. Elle posait beaucoup de questions déroutantes, intéressantes philosophiquement, sur la mort, les relations humaines. Je me suis alors également intéressée à la littérature jeunesse et ai découvert un continent extraordinaire d’histoires qui abordaient des questions philosophiques de façon très poétique et intelligente. De cette découverte est né mon sujet de thèse, qui portait sur le lien entre la philosophie et la littérature de jeunesse et sur le rôle des albums, des récits et des contes dans la médiation, pour développer un apprentissage très précoce de la philosophie.

Vous revendiquez une pratique philosophique dès la maternelle. Or, la philosophie n’arrive dans les classes qu’à partir de la Terminale. Les ateliers que vous animez s’inscrivent-ils dans une démarche de démocratisation de cette discipline, réputée comme étant hermétique, trop difficile ?

Il y a une grande tradition universitaire française qui consiste à cloisonner le monde de la philosophie et le monde de l’enfance. On estime en effet qu’il faut philosopher après l’enfance, que cela nécessite d’abord un bagage culturel et linguistique pour accéder ensuite à la compréhension des auteurs. Il faut déconstruire cette représentation élitiste de la philosophie en la redéfinissant non pas comme un accès aux textes mais comme une démarche, une expérience de pensée, une manière de s’approprier des questions que l’on se pose à partir de 4 ans, sur le bonheur, la fin de vie, la justice, la guerre, la maladie, le bien ou le mal…Les enfants ont besoin d’être accompagnés dans leur cheminement de pensée sur ces questions-là. La philosophie doit être à la portée de tout le monde, d’où l’importance de démocratiser cette pratique dès le plus jeune âge et dans tous les milieux.

« Il faut déconstruire cette représentation élitiste de la philosophie en la redéfinissant non pas comme un accès aux textes mais comme une démarche, une expérience de pensée, une manière de s’approprier des questions [...]. »

Quel état des lieux faites-vous de l’enseignement de la philosophie à l’école ? La France est-elle mauvaise élève par rapport à ses voisins ?

Pas tant que ça, car lorsqu’on regarde dans d’autres pays, on constate que beaucoup ne proposent même pas d’enseignement obligatoire dans le secondaire. Cela reste une discipline très élitiste au niveau international, bien qu’a contrario, certains pays comme l’Italie proposent des cours depuis la seconde voire depuis le primaire, comme c’est le cas en Belgique.

La France est un berceau de philosophie et il y a une réelle volonté de l’enseigner en tant qu’éducation à l’esprit critique et à la citoyenneté, mais malheureusement cela bouge peu au niveau institutionnel et la philosophie n’est toujours pas enseignée dans les lycées professionnels, ni avant la classe de terminale en lycée général. Fort heureusement, les pratiques réflexives de débat au sens plus large se sont énormément développées au cours des quinze dernières années. À l’UNESCO, nous sommes très sollicités pour des missions de formation, de nombreux établissements nous contactent pour mettre en place des ateliers philo dans les écoles, en France comme à l’étranger. J’étais il y a encore 15 jours au lycée français de Brazzaville pour diffuser ces pratiques sur le terrain.

Constatez-vous un engouement croissant pour la philosophie avec les enfants ?

Le succès de ces ateliers est en tout cas exponentiel depuis 10 ans et s’inscrit dans la lignée du développement de la pratique du débat à l’école : en littérature, en sciences, en pratique morale et civique, les enseignants doivent désormais mettre en œuvre des sessions de débat entre les élèves pour faire mûrir en eux des compétences citoyennes. Les ateliers philo se sont insérés dans ces pratiques de débat coopératif, et plus généralement dans un contexte sociétal favorable : l’ouvrage de Frédéric Lenoir, Philosopher et méditer avec les enfants, paru en 2016 a servi de caisse de résonance médiatique et a permis entre autres de démocratiser plus largement cette méthode.

Aujourd’hui, nous sommes une centaine de chercheurs dans le monde entier, professeurs de philosophie, de sciences de l’éducation, enseignants devenus formateurs sur le terrain…il s’agit d’un réseau international important, vivement soutenu par de nombreux établissements scolaires extrêmement investis.

Quelles sont vos méthodes d’apprentissage ? Quels thèmes abordez-vous ? Et comment les enfants appréhendent-ils ces ateliers ?

Ils adorent ! L’atelier philo est un espace temps dans lequel il y a une vraie liberté de penser, d’expression, et dans lequel ils peuvent se poser des questions, aborder des sujets complexes (la mort, la violence, la guerre…) auxquels les adultes eux-mêmes sont mal armés pour répondre. On leur permet ainsi d’interroger le monde qui les entoure, de faire part de leurs idées, d’entendre celles des autres. Ce sont des moments extrêmement ludiques où l’on parle de littérature mais aussi de dessins animés, de jeux, de films…nous avons inventé tout une didactique pour rendre ces ateliers très joyeux d’un point de vue éducatif.

Plus concrètement, mon travail de chercheuse et d’animatrice consiste à toujours partir de la lecture d’une histoire. Je vais chercher dans la littérature des situations problématiques, qui posent par exemple un dilemme moral au personnage, puis j’interpelle les enfants: que conseilleriez-vous à Antigone ? Que feriez-vous si vous étiez à sa place ? Ce qui est primordial, c’est de garder une distance avec leur vécu, d’instaurer une sérénité affective pour philosopher sur une question, en partant de personnages de fiction, d’extraits de films…On ne demande jamais aux enfants de parler de leur intimité, de leur expérience personnelle, car c’est une matière inflammable. C’est ainsi un jeu imaginaire, une expérience de pensée permise par le texte littéraire, qui par essence nous interroge sur le monde et sur le cœur humain.

Les thèmes abordés sont très larges. Les contes et les mythes sont porteurs de questions philosophiques et sociologiques immenses. L’anneau de Gygès de Platon par exemple permet une formidable expérience de pensée en s’imaginant pouvoir devenir invisible. Cela permet de questionner la notion de transgression, d’interdit…et de rebondir en se demandant : pourquoi y a t-il des règles, des lois dans le monde dans lequel on vit ? Serions-nous plus libres s’il n’y avait plus d’interdits ? Le conte des Frères Grimm sur les Trois Souhaits permet quant à lui de demander aux enfants ce qu’ils choisiraient pour être heureux. Cela ouvre de merveilleuses discussions sur la hiérarchisation des envies et des besoins, sur l’idée de réussir sa vie…Tous ces récits et les réflexions qu’ils ouvrent donnent de formidables clés de compréhension sur la vie

Vous avez déclaré dans un article publié dans The Conversation que “la philosophie permet de lutter contre deux dérives intellectuelles de la post-modernité : le relativisme des opinions et le dogmatisme des croyances.” Constatez-vous ces menaces parmi vos publics ? Quelles sont les vertus de la philosophie dès le plus jeune âge ?

Les enfants sont le reflet du contexte politique dans lequel ils grandissent. L’écueil du relativisme, nous l’avons pleinement constaté pendant la crise du Covid. Lorsqu’il n’y a aucune hiérarchisation dans les prises de parole, on ne sait plus reconnaître ce qui relève des croyances, des convictions, des savoirs…il est donc essentiel de mener une réelle réflexion épistémologique.

L’autre écueil, c’est en effet le dogmatisme. Les enfants sont très dogmatiques et c’est bien normal car ils grandissent au sein de familles qui leur transmettent leurs convictions politiques, leurs croyances religieuses… Ce qui est intéressant lors des ateliers philo, c’est justement de leur montrer que ce bagage culturel et éducatif est un socle parmi d’autres. Que d’autres camarades ont d’autres croyances, des visions du monde différentes. Nous essayons de leur ouvrir l’esprit, sans chercher à leur faire changer d’avis, en les sensibilisant seulement à la pluralité des réponses possibles.

Sur la base de vos expériences académiques et pédagogiques, comment pensez-vous que l’on puisse éduquer à l’esprit critique ?

La philosophie est une posture, un véritable travail qui dure tout au long de la vie. L’idée serait de pouvoir prendre le temps de penser, enfant comme adulte. Nous sommes constamment dans l’urgence, dans le zapping, dans l’effleurement des sujets. Une discussion entre amis par exemple, n’est pas une discussion philosophique – on peut certes parler de politique, de bonheur, mais on n’est pas dans un travail intellectuel où l’on se pose sereinement sur une question, avec un animateur expert capable de guider la pensée, d’étayer le débat, de donner des références d’auteurs et du vocabulaire. Il faudrait que la philosophie ait beaucoup plus de place à l’école évidemment mais également dans la cité.

La construction de l’esprit critique est d’ordre systémique : il n’y a pas que l’école. Il y a aussi l’éducation populaire, l’éducation des parents…c’est un habitus politique d’esprit critique qu’il faudrait développer. Et puis, bien entendu, il y a le travail des médias. L’état actuel de débat public est malheureux, la figure de l’intellectuel est en déclin, nous vivons des crises démocratiques très fortes, l’extrême droite est à la porte du pouvoir et le contexte global est très anxiogène. Les responsabilités se posent à toutes les échelles, éducatives, médiatiques, politiques.

« L'état actuel de débat public est malheureux, la figure de l’intellectuel est en déclin, nous vivons des crises démocratiques très fortes, l’extrême droite est à la porte du pouvoir et le contexte global est très anxiogène. »

La jeunesse tend à se désintéresser de la vie politique si l’on en croit notamment les statistiques d’abstention. Comment la réconcilier avec l’engagement pour la chose publique ?

Nous constatons une forte abstention mais en même temps une forte mobilisation d’une partie de la jeunesse. C’est un phénomène très contrasté, en fonction des classes sociales, des zones géographiques. La réconciliation des classes populaires avec le politique est me semble-t-il un enjeu politique majeur. Dans le nord de la France, les bastions communistes ont été récupérés par l’extrême-droite, lorsque ce n’est pas l’abstention qui prime. Il y a une réelle responsabilité politique et éducative. Comment l’école, qui a pour mission de former des citoyens éclairés, ne donne pas les clés aux enfants, la conviction qu’ils sont des citoyens, que leur voix compte, qu’ils appartiennent à la cité ? Et qu’en tant qu’adultes, ils ont le droit et même le devoir de s’impliquer politiquement, notamment par le vote, qui demeure l’action citoyenne par excellence en démocratie. La philosophie n’est pas une recette magique mais peut constituer un levier de réappropriation de ce sentiment politique.

« La philosophie n’est pas une recette magique mais peut constituer un levier de réappropriation du sentiment politique. »

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