Le média des décideurs

Newsletter

Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
Rechercher
Fermer ce champ de recherche.
13.06.22

Albert Moukheiber : douter et penser : une lutte d’abord contre soi-même ?

       Et si nos a priori étaient responsables de la formation de nos opinions et de nos prises de décision ? Albert Moukheiber est psychologue clinicien et docteur en neurosciences cognitives. À seulement 40 ans, ce chercheur multiplie les projets scientifiques et les interventions dans le débat public pour expliquer au plus grand nombre les rouages de notre cerveau et les pièges qu’il nous tend dans notre appréhension du monde. Auteur du livre Votre cerveau vous joue des tours (Allary Éditions, 2019) et co-fondateur de l’association Chiasma, il travaille également sur la lutte contre la désinformation en ligne. La rédaction d’À priori(s) l’a rencontré pour explorer les mécanismes qui sous-tendent nos a priori, et comprendre comment refaire société dans une époque où les croyances divisent. Entretien.

Qu’évoque pour vous le mot “a priori” ?  

C’est un des mots que j’utilise le plus dans ma vie quotidienne. L’a priori est une notion centrale dans mon travail, car notre cerveau fonctionne sur le principe des a priori : nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, mais plutôt tel que nous sommes !

La période de pandémie que nous avons traversée a renforcé ce mécanisme. Covid, vaccins…la situation était très incertaine. Dans les moments d’incertitude et d’ambiguïté, chacun stabilise la réalité avec ses a priori. Par exemple, si mon a priori est d’être méfiant envers le corps pharmaceutique ou la science, je serai plus hostile à la vaccination. Si au contraire mon a priori est d’être médecin immunologue, je serai plus enclin à défendre la vaccination. Chacun s’approprie les sujets incertains en fonction de paramètres qui lui sont propres, et ainsi, il y a une grande variabilité d’interprétation d’un même réel, pourtant commun, à la faveur de nos biais, de nos subjectivités.

«  Il y a une grande variabilité d’interprétation d’un même réel, pourtant commun, à la faveur de nos biais, de nos subjectivités. »

Justement, lors de la crise sanitaire, un certain nombre d’individus ont tiré profit de la diffusion de fake news. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?  

Notre cerveau est mécaniquement attiré par les explications. Les fake news sont souvent des explications qui jouent sur nos a priori et proposent de sur-simplifier un réel très complexe et inhabituel. Il est souvent plus simple d’y croire, car obtenir une information facile, crédible et qui confirme ses intuitions, lève l’incertitude. On croit une nouvelle qui est facilement intégrable dans notre modèle mental préexistant, car c’est moins coûteux.

Et dans votre réflexion scientifique, à quel moment vous êtes-vous intéressé à la question des fake news ? 

En tant que psychologue, je m’intéresse depuis longtemps à la manière dont on forme son opinion, d’abord d’un point de vue clinique. Les troubles mentaux biaisent énormément la manière dont on interprète la réalité : quand on est anxieux, on imagine le pire, quand on est déprimé on a tendance à traiter plus les informations négatives que les informations positives…etc. Donc, je me suis intéressé à ce sujet d’abord en tant que clinicien, bien avant l’émergence des réseaux sociaux. L’analyse des mécanismes de fake news était donc le prolongement naturel de mes connaissances, appliquée non plus à la question des troubles mentaux mais à la population générale, à la lumière de l’actualité.  

Vous travaillez notamment avec le CSA sur la lutte contre la désinformation en ligne. Observez-vous un engouement croissant pour les fake news et ce qu’on appelle les théories complotistes ? 

Je ne pense pas qu’il y ait d’engouement autour des théories du complot. Il y a un biais de sélection quand on parle des complotistes : on les essentialise sur deux ou trois opinions saillantes (à l’exemple de celles qui ont émergé pendant la crise sanitaire), mais en règle générale, il n’y a pas de boom particulier. 

Ce qui est en revanche particulier, c’est la polarisation des opinions et l’essentialisation des opinions – en « complotiste » ou en « mouton du gouvernement » – etc, mais il serait de mauvaise foi de blâmer les individus car il s’agit selon moi d’un mécanisme systémique : il y a des causes cognitives bien sûr, mais aussi sociales, liées au système éducatif, aux inégalités, à un manque d’accès au soin… 

Alors, on ne devient bien entendu pas complotiste par une sorte de ligne droite toute tracée, c’est un phénomène multifactoriel, complexe, pernicieux…Mais j’ajoute qu’il a toujours existé. L’espèce humaine se raconte depuis toujours des histoires. La nouveauté, c’est l’apparition de récits communs, qui dépassent les frontières. Avec internet, les réseaux sociaux, il y a une fédération parfois mondiale autour de récits qui ne sont pas vrais. 

L’avènement d’internet et des plateformes sociales est-il selon vous responsable ? 

Il n’y a pas assez de transparence sur le fonctionnement des algorithmes. C’est vraiment le cœur du problème : les plateformes refusent de rendre public leur fonctionnement. Est-ce que Facebook et Twitter polarisent la société ? Poussent des publications sur les “fake med” ? Favorisent la montée de l’extrême droite ? Ou tout simplement telle idéologie plutôt qu’une autre ? Les plateformes refusent de répondre en jouant sur un flou juridique et sur la responsabilité des utilisateurs et des auteurs des publications, arguant qu’elles ne seraient que des canaux d’informations, des “tuyaux”. Mais elles ont une grande part de responsabilité puisqu’elles permettent de faire émerger certains contenus plutôt que d’autres et de diffuser d’éventuelles fake news.

Que préconisez-vous pour endiguer ce problème ? 

Concernant les plateformes, il faut de la législation. Pour réguler, comprendre comment ça marche – non pas pour contrôler l’information, car il faut être très prudent avec les dangers que présente ce contrôle, pour ne pas tomber dans l’écueil d’un « ministère de la vérité » et de la propagande. N’oublions pas que la plupart des situations – et notamment les situations incertaines et nouvelles – présentent de l’ambiguïté : parfois, on ne sait pas réellement qui a raison et qui a tort. Il faut ainsi au moins pouvoir comprendre comment circule l’information et comment telle ou telle information est favorisée au détriment d’une autre, peut-être plus fiable, plus vraie. Donc, légiférer non pas pour encadrer le discours mais pour en comprendre les rouages. 

Il y a aussi une dimension pédagogique à avoir, d’éducation aux médias, d’éducation au raisonnement critique. Mais cela n’est pas suffisant et on ne peut pas faire porter à l’individu une responsabilité systémique. Par ailleurs, l’éducation à l’esprit critique n’est pas nécessairement transférable au réel : prenons l’exemple des vaccins, si l’on veut développer un esprit critique sur les vaccins, il faut comprendre comment fonctionne le système immunitaire ; c’est la même chose pour la mécanique, il faut comprendre comment fonctionne une voiture…etc. Il n’y a pas de « don magique » permettant d’aiguiser son esprit critique. Je travaille moi-même sur l’esprit critique depuis 15 ans, et je n’ai pas un meilleur esprit critique qu’une personne lambda, tout simplement parce que je n’ai pas accès à toutes les connaissances sur tous les sujets. Il faut une compréhension épistémologique pour connaître un sujet et comme nous ne pouvons pas être experts en tout, nous devons déléguer cette connaissance, faire confiance. Une grande partie de l’esprit critique passe par le fait de déléguer nos pensées aux autres. C’est un exercice non pas individuel mais collectif. 

«  Comme nous ne pouvons pas être experts en tout, nous devons déléguer cette connaissance, faire confiance. Une grande partie de l'esprit critique passe par le fait de déléguer nos pensées aux autres. C'est un exercice non pas individuel mais collectif. »

Vous soulignez l’importance de déléguer, de faire confiance. Accordons-nous cette confiance aussi en fonction de nos biais cognitifs ? Et avons-nous une propension plus forte à croire qu’à questionner ? 

Nous n’avons pas nécessairement une propension forte à croire, mais plutôt une propension à évaluer les informations qui nous sont disponibles. Et malheureusement, on n’a pas fait un travail optimal dans ce qu’on appelle la cohérence systémique : cela fait des décennies que nos gouvernements disent qu’il faut réduire les inégalités, et pourtant les inégalités se creusent, des années qu’il faut renforcer le système éducatif et nous arrivons à un point où il y a plus de postes à pourvoir que de candidats qui ont réussi les concours d’enseignement… Dans ce contexte, on ne donne malheureusement pas beaucoup de raisons de faire confiance aux canaux supposés être les garde-fous de la société. 

Avant de vouloir contrôler ce que pensent les complotistes ou ce que diffusent les bots russes, qui propagent une désinformation à longueur de journée, on pourrait commencer par améliorer nos propres « prestations » : faire en sorte que nos chaînes d’information en continu cessent leurs titres sensationnalistes qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux des fake news, donner de réels moyens au système éducatif pour fonctionner, travailler encore sur les inégalités sociales…toutes ces boucles de rétroaction que les complotistes vont utiliser contre le système pour mieux l’attaquer. Avec la médecine, c’est pareil : on va avoir tendance à plus faire confiance à un médecin alternatif qui prend le temps et demande comment on va, plutôt qu’à un médecin qui nous garde à peine 10min et propose un traitement. Alors que le médecin a une propension infiniment meilleure à nous soigner. Pourquoi ? Parce qu’il y a une dimension humaine dans nos appréciations, nous sommes des animaux sociaux. Donc ce qu’on devrait faire, c’est avoir plus de médecins, leur libérer du temps…il y a tout un système sociétal à revoir. 

On préfère se demander « comment combattre les complotistes » ou « comment lutter contre les producteurs de connaissance complotiste », mais de l’autre côté il y a tout un pan que l’on ignore, à savoir comment s’améliorer nous-mêmes, pour que notre offre et notre récit censé expliquer le monde soient plus attractifs ? Comment leur rendre la tâche plus difficile en proposant un système avec un capital de confiance suffisant et plus de cohérence ? 

«  On préfère se demander "comment combattre les complotistes" ou "comment lutter contre les producteurs de connaissance complotiste", mais de l'autre côté il y a tout un pan que l’on ignore, à savoir comment s'améliorer nous-mêmes, pour que notre offre et notre récit censés expliquer le monde soient plus attractifs ? »

Le paradoxe des complotistes est de prétendre partir d’un discours qui met en doute une version officielle, mais qui aboutit finalement très rapidement à une forme de dogmatisme en affirmant une vérité. Dans notre société, comment promouvoir le doute ? 

D’abord, tout simplement en exprimant plus de doute ! Cela s’appelle de l’apprentissage implicite : quand on voit de plus en plus de chefs d’entreprises, de politiques, de professeurs, de médecins exprimer des doutes, implicitement, cela permet de promouvoir le doute. Lorsqu’on fait des recherches sur l’expression de l’incertitude, on remarque assez bien que cette expression n’a pas un effet très important sur la confiance, voire même que cela peut avoir des effets positifs. Nos gouvernements auraient donc tout intérêt à exprimer leur doute et leur incertitude, ne serait-ce que pour éviter de devoir faire marche arrière (par exemple sur la question des masques ou sur celle de l’efficacité des vaccins). Devoir rebrousser chemin après avoir affirmé une information contradictoire a un effet infiniment plus grand sur la confiance des citoyens.  

Il faudrait donc montrer l’exemple et garder une part d’humilité épistémique, accepter que sur certains sujets, on est ignorant. Les débats sur les chaînes d’information en continu ne vont malheureusement pas dans ce sens, en proposant à des « experts » que j’appelle volontiers « toutologues » d’exprimer leur avis sans connaître les sujets – ces fameux éditorialistes qui lundi parlent du nucléaire, mardi des OGM, mercredi des vaccins, et jeudi de la Russie. 

Tout ceci n’aide pas à conserver l’esprit critique et l’esprit de doute, mais je ne pense pas qu’ils soient voués à disparaître. Derrière ces phénomènes, il y a une grande égalisatrice qui s’appelle le réel : par exemple, sur la vaccination, on arrive finalement quand-même à près de 80% de personnes vaccinées. C’est le réel qui nous rattrape toujours et donne le “feedback” ultime. 

Pensez-vous que l’on puisse éduquer à l’esprit critique ?  

On peut éduquer à certains piliers de l’esprit critique. 

Parmi ces piliers, il faut d’abord un bon contrôle métacognitif (ne pas croire toutes les hypothèses avec lesquelles me nourrit mon cerveau), ensuite de bonnes compétences argumentatives (connaître les biais, les erreurs de rhétorique, comment déconstruire un argument…), mais aussi certaines attitudes (des postures d’humilité, d’ouverture d’esprit) – et là c’est déjà plus compliqué à apprendre -, et enfin, un dernier pilier encore plus complexe : la connaissance épistémique d’un sujet, parce qu’on ne peut pas éduquer tout le monde sur tous les sujets, de la physique quantique au nucléaire, en passant par l’architecture, l’urbanisme ou l’immunologie. Notre espérance de vie ne nous permet malheureusement pas de devenir expert en tout.  

L’espoir, c’est que les trois premiers piliers soient déjà assez présents : être conscient qu’on ne devrait pas nécessairement se faire confiance sur tout, réaliser les limites de ses connaissances. Gardez en tête que vous êtes aussi intelligent que votre cerveau et que ce cerveau peut vous raconter des histoires aussi intelligentes que nécessaire pour vous tromper. Il faut alors que la quête de l’esprit critique et du doute soit d’abord une sorte de guerre contre soi-même, avant d’être une guerre contre les autres. 

Autres articles

Entretien avec Cyrille Bret et Florent Parmentier

Pour une revitalisation de la démocratie

Quelles sont les sources de la défiance dans notre démocratie ? Comment y remédier ? Échanges avec Pierre-Charles Pradier, économiste et doyen honoraire de l’école d’économie de la Sorbonne, et Mike O’ Sullivan, économiste et conférencier, coauteurs d’un ouvrage paru chez Calmann-Lévy début 2024 intitulé : « L’accord du peuple : réinitialiser la démocratie ».

Lire l'article

Quand l’information devient action : Les médias doivent intégrer l’urgence écologique

Anne-Sophie Novel, journaliste spécialisée dans les enjeux écologiques et l’innovation sociale, analyse la montée de la prise de conscience climatique. Soulignant l’importance d’une couverture médiatique plus approfondie et systémique des questions environnementales, elle critique la déconnexion entre les alertes scientifiques et les actions politiques. Selon elle, les médias doivent jouer un rôle essentiel non seulement pour informer, mais aussi pour proposer des solutions concrètes face à l’urgence écologique. Une réflexion sur les défis actuels et les leviers d’action pour un avenir durable.

Lire l'article

Renoncer pour mieux vivre : la philosophie de la redirection écologique

Pour Alexandre Monnin, philosophe, co-initiateur du courant de la redirection écologique et enseignant-chercheur dans l’école de management Clermont School of Business, la transition ne suffit plus à elle seule à garantir un avenir viable sur Terre. Il prône une réorientation profonde de notre rapport au monde et aux technologies. Cette stratégie assume de renoncer à certaines pratiques et de désinvestir des pans entiers de l’économie. Notre entretien explore les nuances de cette démarche, entre réalité des limites planétaires et changement de modèle pour un avenir réellement viable.

Lire l'article