Pouvez-vous rapidement nous décrire votre parcours ? Comment définiriez-vous votre métier ? Quelle est votre ambition dans l’accompagnement du débat public ? Quelle est la méthode scientifique utilisée ?
Après un doctorat en Histoire sur le discours politique de gauche et de droite dans les années 30, j’ai été recruté au CNRS et à l’Université Côte d’Azur en Linguistique. Le laboratoire que j’ai intégré est spécialisé dans l’analyse des grands corpus de textes comme ceux de la littérature ou ceux du débat politique. Nous mettons au point des méthodes de traitement qui visent à aller plus loin que la simple lecture intuitive afin de mieux objectiver nos interprétations. La logométrie (mesure du discours) permet par exemple de chiffrer et de décrire assez précisément les éléments de langage que nos politiciens déploient pour nous convaincre. Et grâce à l’Intelligence artificielle aujourd’hui nous pouvons prévoir, sans beaucoup nous tromper, les discours que les candidats prononcent durant la campagne. En d’autres termes, nous espérons alimenter le débat démocratique en déconstruisant la rhétorique des hommes et des femmes politiques, afin que le citoyen puisse voter en connaissance de cause.
En tant qu’observateur de premier plan de la vie politique, comment analysez-vous l’état du discours politique aujourd’hui ? Observez-vous une évolution sémantique des discours politiques ces dernières années ?
Sur un temps long, disons sur un siècle, le discours politique a changé de nature linguistique car il a changé de fonction politique, et avec quelques algorithmes, il est possible de démontrer ce changement.
Les discours aujourd’hui sont moins référentiels et plus phatiques. Cela veut dire qu’ils ne renvoient plus nécessairement au monde, aux choses ou à la référence – la référence du mot “chaise” est la chaise que vous avez sous les yeux – mais ils cultivent le contact, le lien, la communication – le mot le plus phatique de la langue est “allo” du téléphone : il ne veut rien dire mais il est essentiel puisqu’il établit la communication. Les discours d’aujourd’hui ne sont ainsi plus centrés sur le programme, sur les idées ou la référence politique ; par exemple les idéologies sinon les idées elles-mêmes sont décriées par la plupart des politiciens qui prétendent souvent “ne pas faire de politique”, ou être uniquement “pragmatiques”. Et face à cela, nos hommes politiques essayent de plus en plus d’établir le contact avec l’électeur, capter son attention, susciter son émotion . Linguistiquement le discours cesse d’être nominal avec une raréfaction statistique des grands noms du débat politique (“république”, “liberté”, “justice”) pour devenir verbal ou pronominal avec une montée de la première personne du singulier, des “je” du locuteur qui interpelle les “vous” de l’auditoire. En d’autres termes, dans le discours, le leader aujourd’hui a remplacé l’idée. On vote – si l’on va voter – pour des personnes ou sur des termes vagues comme “projet”, “transformation” ou “confiance”, mais non plus sur des programmes détaillés qui apparaîtraient rébarbatifs. Les discours ne semblent plus faits pour véhiculer un programme.
Les raisons de cette évolution sont multiples, mais au plus niveau on peut évoquer la mort des idéologies (pourquoi débattre sur les idées si un modèle unique apparaît comme sans alternative ?), le changement de médias plus rapides (pourquoi développer une argumentation s’il est plus efficace d’émouvoir le public en quelques secondes au JT et en quelques signes sur Twitter) ou encore l’évolution constitutionnelle de la Vème République qui favorise l’expression du “moi” présidentiel et la personnalisation du pouvoir au détriment du débat de fond.
« Sur un temps long, disons sur un siècle, le discours politique a changé de nature linguistique car il a changé de fonction politique, et avec quelques algorithmes, il est possible de démontrer ce changement »
Les mots en politique sont-ils révélateurs de nos “maux” politiques (la défiance des citoyens, désintérêt pour la chose publique, absence de nuance,..) ? Est ce que les crises du quinquennat, les gilets jaunes/retraites, puis la pandémie ont fait évoluer le discours des politiques?
« Les mots en politique sont les dépositaires et la mémoire de combats politiques souvent séculaires. Prenez les termes “solidarité” ou “laïcité” et c’est tout l’affrontement gauche/droite de la fin XIXème siècle ou du début du XXème siècle qui se rejoue »
Les mots en politique sont les dépositaires et la mémoire de combats politiques souvent séculaires. Prenez les termes “solidarité” ou “laïcité” et c’est tout l’affrontement gauche/droite de la fin XIXème siècle ou du début du XXème siècle qui se rejoue. Surtout, les mots sont des enjeux politiques : celui des candidats qui réussit à en imposer le sens gagne l’élection et fait triompher son idéologie. Par exemple, dire “liberté” ne suffit pas, il convient de laisser comprendre qu’il s’agit de la liberté d’entreprendre ou bien, au contraire, celle de se syndiquer. Historiquement, entre la gauche et la droite le combat se mène donc à deux niveaux : répéter ses mots et ses thèmes favoris bien sûr, mais aussi donner aux mots une signification adéquate au service de son parti pris.
En ce qui concerne l’actualité mouvementée du quinquennat finissant, elle a exacerbé une tendance que l’on enregistre depuis plusieurs années : longtemps le discours politique a eu comme modèle le discours littéraire avec un vocabulaire choisi et des tournures de phrases élaborées. Aujourd’hui il imite le discours populaire avec un relâchement sur la forme et la volonté, à l’image de quelques talk show à la télévision, de faire de l’audience. La surenchère lexicale – des mots de plus en plus forts – est très symptomatique de cette amplification du discours. Hier encore on disait “contre-vérité”, aujourd’hui on dit “mensonge”. Avant les années 2000, on disait “délinquants” ou “contrevenants à l’ordre public”, depuis Nicolas Sarkozy tout le monde ou presque dit “voyous” voire “racailles”. Dans les termes de l’ancienne rhétorique, on constate que l’éthos (l’exhibition de la personnalité de l’orateur) et le pathos (l’émotion suscitée chez l’auditoire, notamment par des mots forts) ont remplacé dans le discours le logos (l’argumentation rationnelle et mesurée).
Quelle est la clé de réussite pour un bon discours d’investiture ? Retrouve-t-on à chaque fois des ingrédients communs ? Avez-vous pu constater certaines figures rhétoriques fréquemment utilisées. On se souvient de l’anaphore « moi président, » Valérie Pecresse utilise beaucoup le principe de métaphores mises en forme par des assonances, quelles autres figures de styles sont utilisées ?
Vous avez raison de citer la métaphore et l’anaphore rhétorique comme figures classiques du discours politique. La première permet souvent d’évoquer le grand récit national dans lequel, par exemple, le pays devient un navire indomptable et le président, naturellement, son amiral ; et l’on se souvient comment Mélenchon en 2017 avait retourné la grandeur de cette métaphore en parlant, au contraire, de “capitaine de pédalo”. L’anaphore rhétorique, elle, est vieille comme le théâtre classique, mais permet de répondre aux contraintes des modes de communication modernes : par répétition d’une même formule, elle permet de marteler une idée – comme un slogan – en très peu de temps. En 2012, François Hollande est resté célèbre pour avoir saisi Nicolas Sarkozy lors du Débat, en lui “volant” le procédé, car Nicolas Sarkozy avait bâti sa campagne 2007 sur cette figure qu’il avait utilisée des milliers de fois !
Cependant, la figure reine du discours politique reste la prosopopée. L’orateur commence par animer ou personnifier un inanimé, comme la France ou le Gouvernement par exemple, puis lui prête les propos qui lui conviennent. Et ainsi retrouve-t-on des phrases comme “La France dit son ral bol…”, “La France ne veut plus se laisser…”. Si ces phrases sont placées dans la bouche d’un président, lors d’un discours d’investiture, on pourra parler d’incarnation du pays comme le stipule la Constitution, mais dans la bouche de candidats cela est plus rhétorique.
Enfin un dernier mot en matière de figures classiques des discours. Les citoyens que nous sommes gagneraient, me semble-t-il, à se méfier de la plus belle des figures : l’oxymore. L’oxymore consiste à marier deux termes opposés comme “ condamné à être libre” (Sartre) ou “un affreux soleil noir d’où rayonne la nuit” (Hugo), etc.. Politiquement, cette figure consiste ainsi à dire le tout et son contraire et participe, par l’amalgame contradictoire, à la confusion des esprits, au nihilisme idéologique et à l’impasse politique. Par exemple, Hitler se revendiquait du “national-socialisme”, ce qui était n’importe quoi puisque cela contredisait le postulat internationaliste du socialisme. Dans les années 30, l’extrême droite parlait de “judeo-bolchévisme” comme on parle aujourd’hui d’”’islamo-gauchisme” ; cela permet, dans une forme de chaos de la pensée, d’assimiler les contraires, la théologie juive ou musulmane d’un côté et l’athéisme marxiste de l’autre.
Dans le prolongement de votre travail sur les discours politiques à l’aide de l’IA, vous avez lancé l’Observatoire de la campagne électorale. Pouvez-vous nous expliquer plus en détail cette démarche d’intérêt général ?
Est-ce qu’une tonalité commune se dégage ou au contraire des différences très marquées ? Quels sont les grands marqueurs et les premiers enseignements que vous pouvez tirer des discours de campagne pour l’instant ?
Les campagnes électorales sont des moments extraordinaires : le dire se confond totalement avec le faire, et la démocratie est toute entière logocratie. En campagne, en effet, agir pour un homme politique c’est uniquement parler en meeting ou à la télévision, et parler c’est agir sur les électeurs. Dès lors, l’étude scientifique des discours prononcés devient une démarche nécessaire pour les citoyens. Dans ces conditions, 2022 nous interroge fondamentalement sur la question démocratique en France. La Vème République a personnalisé le pouvoir et l’élection présidentielle est devenue un des rares moments démocratiques. Or la guerre en Ukraine et la volonté du principal candidat de retarder sa candidature et de contourner la confrontation empêchent la bonne expression des débats. C’est toutefois ce qui ressort de nos premières observations sur le site “Mesure du discours” (http://mesure-du-discours.unice.fr/ ). Aucune grande thématique ne domine. Les discours semblent comme anesthésiés. Mais sans doute que les ultimes jours avant le scrutin permettront aux idées et aux programmes de se révéler.