Quelle est la genèse de ce conflit ? Pourquoi Vladimir Poutine a-t-il engagé cette guerre à ce moment précis ?
Il convient de distinguer les raisons conjoncturelles de celles qui sont d’ordre structurel.
Il y avait une fenêtre d’opportunité liée à la fin du mandat d’Emmanuel Macron, associée par les Russes à une moindre activité des institutions européennes. En outre, Moscou estimait qu’il y avait un net affaiblissement de la présidence américaine ainsi qu’un flou sur les orientations stratégiques des États-Unis concernant l’Otan. À cela s’ajoutait l’usure de la présidence de Zelensky. Le choix du Kairos a été fait à un moment de faiblesse des européens, après trois mois d’exercices militaires censés affaiblir leur solidarité à l’égard de l’Ukraine.
Manifestement, Moscou a commis une erreur de jugement sur le tempo. La solidarité européenne est bien plus forte. Du côté de la présidence ukrainienne, l’usure s’est transformée en force. En outre, les États-Unis ont saisi l’occasion pour réinvestir l’Otan.
S’agissant des origines structurelles de cette crise, elles excèdent largement ces quelques semaines de guerre et la crise de 2014. En réalité, elles remontent à 1991 et à l’indépendance de l’Ukraine. Cette année 1991 marque en effet une rupture. L’Ukraine obtient alors son indépendance alors que depuis 400 ans elle était au cœur de l’empire tsariste puis de l’ensemble soviétique. Toute la stratégie russe de déstabilisation de la souveraineté ukrainienne procède de cette perspective. Pour bon nombre de Russes et d’Ukrainiens, l’Ukraine fait partie de la Russie. À cela s’ajoute la question des intérêts. L’Ukraine est un territoire extrêmement riche sur le plan agricole. Elle dispose également de niches industrielles très importantes.
Enfin, la position géostratégique de l’Ukraine est au centre des préoccupations de la Russie. L’Ukraine dispose d’un immense territoire qui fait office de passerelle entre la Russie et l’ensemble européen. C’est la principale zone tampon pour la Russie entre son territoire et l’Otan. Dans une vision fortement inspirée de la realpolitik, les Russes considèrent que le contrôle de cette zone intermédiaire est vital pour la préservation de leurs intérêts.
Quel regard portez-vous sur l’unité de l’Europe face à la Russie ? Ce conflit peut-il permettre l’émergence d’une nouvelle politique de défense européenne ?
L’Union européenne a réagi rapidement. La première sanction a été infligée seulement deux jours après le début de l’intervention russe sur le sol ukrainien. Ces sanctions ont été largement approuvées, y compris de la part de pays historiquement et culturellement liés à la Russie. Songeons à la Hongrie, Chypre, ou encore à l’Italie.
D’un point de vue quantitatif et qualitatif, nous avons franchi un cap dans les sanctions. Nous sommes passés d’une condamnation de l’intrusion militaire à une véritable politique de marginalisation de la Russie en Europe. Toutes les initiatives politiques, financières et diplomatiques, visent à couper les ponts avec la Russie. La position adoptée par l’UE à l’égard de la Russie ne peut que durer.
Même si je le souhaite, je ne crois pas qu’une nouvelle politique de défense européenne émergera de ce conflit. Sur le long terme, le réflexe des membres de l’Union européenne sera de se souvenir qu’ils sont aussi membres de l’Otan, alliance militaire intégrée la plus importante au monde. Face à l’urgence des risques en matière de défense, ils vont se tourner vers une organisation qui fonctionne déjà. Une politique de défense intégrée se construit sur plusieurs décennies et se nourrit de la conduite de conflits armés en commun. Or, l’Union européenne ne mène pas de conflits armés.
Comment analysez-vous la position de l’Europe vis-à-vis des réfugiés ukrainiens ?
La stratégie russe vise à faire en sorte que de nombreux civils quittent le pays. L’accueil des réfugiés va être déterminant pour l’équilibre européen. Pour l’instant, l’élan de solidarité est très important.
Pour autant, cela ne signifie pas qu’une crise de l’accueil des réfugiés n’aura pas lieu, notamment concernant leur répartition au sein des différents pays de l’Union. Le seuil des trois millions de réfugiés a été atteint le 15 mars dernier. Or, les capacités d’accueil de l’Union européenne ne sont pas illimitées.
Beaucoup s’interrogent sur le rôle que pourrait jouer la Chine. Son implication ne manquerait pas de bouleverser les équilibres. Pensez-vous qu’elle s’engagera dans ce conflit ?
Je ne le pense pas. Il faut avoir à l’esprit que la Chine traite d’abord et avant tout ses propres intérêts. C’est d’ailleurs sans doute pour cette raison qu’elle peine à devenir une puissance mondiale.
Jamais dans l’histoire diplomatique contemporaine, la Chine n’a occupé le rôle de médiateur et de négociateur. Elle est embarrassée par ce rôle que souhaite aujourd’hui lui conférer la Russie.
De surcroît, elle estime qu’elle est en position de force dans le partenariat stratégique qui la lie à la Russie. Si d’aventure la Chine entreprend des manœuvres de réconciliation, cela aura un coût économique conséquent, au premier chef pour la Russie, mais également pour l’Europe.
Quel est l’impact de ce conflit sur le plan énergétique ?
Une crise énergétique est déjà en cours. Toutefois, cette situation peut permettre, sur le long terme, à l’Europe de s’affranchir de la Russie en matière d’hydrocarbures. Ceci au moyen d’une diversification de son mix énergétique.
Les Européens sont obsédés par leur dépendance à la Russie. Mais il faut garder à l’esprit que c’est la Russie qui est dépendante de l’Europe. Cette dernière est l’un des principaux clients de la Russie et lui fournit une part significative de ses recettes fiscales. Cette quête d’indépendance énergétique aura un coût, mais je pense que l’Europe peut le faire. Cette situation, sait-on jamais, donnera peut-être lieu à la relance d’un schéma nucléaire en Europe.