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28.09.22

Audrey Jougla : « Avec l’essor du numérique, la parole du professeur est fragilisée »

       Audrey Jougla, professeure de philosophie, a publié, le 15 septembre dernier, un ouvrage intitulé : « De l’or dans la tête ! Repenser l’éducation pour réparer l’école ». Cet essai, inspiré de son expérience en lycée, propose une analyse de notre système éducatif et plus particulièrement de ses dérives, tout en proposant des pistes pour l’améliorer. Rencontre.

En quoi traversons-nous une « crise de l’éducation » ?

Nous vivons une crise du rapport au savoir et à l’enseignement. Il n’y a plus la même considération qu’autrefois à propos de ce que l’école peut apporter aux jeunes pour leur vie future. Certains savoirs sont déconsidérés car jugés inutiles.

Cette déconsidération touche également l’autorité et la légitimité des professeurs. Avec l’essor du numérique, la parole du professeur est fragilisée. Celle-ci est mise en concurrence avec une multitude d’autres sources d’information. Pour bon nombre d’élèves, une vidéo diffusée sur YouTube a la même valeur qu’un cours. Dans l’imaginaire collectif, un classique ne vaut désormais pas plus que la culture populaire. Sous couvert de tolérance, nous instaurons une absence de hiérarchie entre les opinions. Nous entretenons un relativisme qui ne manque pas de nuire à la pensée critique.

Autre symptôme de cette crise : la bienveillance des professeurs envers les élèves s’est dévoyée. Elle s’est transformée en complaisance. Le système de notation en est l’illustration. Les notes attribuées sont nettement plus généreuses qu’auparavant. Le rapport à la notation est devenu plus crucial, notamment en première et en terminale où le contrôle continu, faisant partie du baccalauréat, a pris une place de choix. Parents et élèves ont donc intérêt à ce que les notes soient élevées. Les établissements scolaires également, ne serait-ce que pour préserver leur réputation.

Tout ceci participe d’une dévalorisation de l’école. Résultat : notre système scolaire n’est plus du tout apte à donner le même savoir et les mêmes chances à tous.

Avez-vous des pistes pour rétablir cette légitimité intellectuelle des professeurs ?

Il faut impérativement revaloriser le recrutement. Malheureusement, nous en sommes loin. C’est mépriser les élèves que de penser qu’ils ne perçoivent pas la qualité des enseignants. Ils veulent des professeurs impliqués et compétents. Or selon moi, une licence ne donne pas une légitimité suffisante pour enseigner. Ce n’est pas sérieux et les élèves s’en rendent compte.

Pour avoir des élèves passionnés, il faut des professeurs passionnants, dotés d’une excellente maîtrise disciplinaire et d’une culture générale solide. Ces qualités permettent de faire des ponts entre les matières, ce qui est très apprécié des élèves.

Pour redonner au professeur sa légitimité, il faut aussi poser la question du déficit d’attractivité de l’enseignement. Il est nécessaire de revaloriser les salaires, actuellement beaucoup trop faibles. La progression du salaire d’un enseignant au cours de sa carrière est quasi inexistante. Il faut aussi remédier au problème de la rigidité ou de l’incohérence des affectations, autre point noir de ce métier.

L’école républicaine s’est construite sur l’idée qu’elle allait émanciper les élèves par le savoir et réduire les inégalités. Qu’en est-il réellement ?

D’aucuns disent que l’école n’a jamais complètement résorbé les inégalités, que c’est un mythe. Ce qui est certain aujourd’hui, c’est que la maîtrise du français à l’écrit comme à l’oral n’est plus du tout donnée par l’école. Certains élèves n’ont plus accès à la nuance. Ils n’arrivent pas à formuler une pensée claire et intelligible. On nous incite à fermer les yeux sur l’orthographe, la syntaxe « tant que le sens de la phrase est compréhensible ». Avec ce renoncement, l’école lègue aux familles la lourde tâche de combler ces lacunes. In fine, nous assistons à un décalage grandissant entre les élèves. Certains savent s’exprimer clairement, avec une expression fluide et des références riches parce que leur famille compense. D’autres, qui n’ont pas cette chance, deviennent les laissés pour compte de ce système.

À cet égard, la méritocratie se retourne contre les élèves, comme le souligne très bien le philosophe américain Michael Sandel : elle donne l’illusion que la réussite est uniquement due au mérite et, a contrario, que l’échec est donc de leur fait. Ce qui ne manque pas de culpabiliser les élèves en difficulté.

Face aux difficultés que rencontrent certains élèves pour formuler leur pensée, que pensez-vous du recours aux débats philo ? 

Un débat n’est pas une confrontation stérile d’opinions. C’est un point fondamental que les élèves doivent assimiler. Souvent, ils sont demandeurs de débat au début de l’année scolaire. Pour ma part, je préfère que ces débats aient lieu en fin d’année, sans quoi la discussion risque de tourner à l’expression des préjugés des uns et des autres. Pour qu’un débat soit intéressant et constructif, il est nécessaire d’avoir à sa disposition un certain nombre d’outils : le langage, la logique, la démonstration, l’argumentation. Il faut du temps pour acquérir ces qualités indispensables à la tenue d’un débat digne de ce nom.

Comment « réparer l’école » ?

Il y a un souci concernant la question de l’orientation. Beaucoup d’élèves sont malheureux parce qu’ils sont en filière générale alors qu’ils s’épanouiraient davantage en filière technologique ou professionnelle. Nous avons des légions d’étudiants à l’université qui ne trouvent pas une formation en phase avec leurs aspirations. Il faut revaloriser la voie professionnelle, l’apprentissage.

S’agissant plus précisément du collège, il faudrait insister sur les fondamentaux, à savoir le français et les mathématiques, au lieu de mettre l’accent sur l’interdisciplinarité et l’accompagnement personnalisé (AP), tels qu’ils sont conçus depuis 2016. Il est nécessaire qu’à la fin de la classe de cinquième, les élèves soient capables de lire, écrire et compter. Trop souvent les réformes visant l’éducation n’ont eu qu’un effet cosmétique. Prenons l’exemple de la réforme du collège intervenue en 2016 : les enseignements fondamentaux ont perdu des heures au profit d’heures d’AP et d’interdisciplinarité.

De manière générale, les réformes sont pensées à court terme. Les ministres de l’éducation ont à cœur de marquer leur passage à travers une réforme emblématique. Malheureusement, cette volonté de réforme se fait trop souvent au détriment du temps long. Le temps de l’éducation cohabite difficilement avec le temps politique…

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