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13.03.23

André Comte-Sponville : « Le seul vrai bonheur, c’est le bonheur en acte »

       Dans le prolongement de la série d'entretiens A priori(s) sur le bonheur, le philosophe André Comte-Sponville revient sur cette notion si complexe à saisir et si permanente dans l’histoire de l’Humanité. L’auteur de l’ouvrage « le bonheur, désespérément », relie bonheur et joie de vivre sans exonérer chacun d’entre nous d’une responsabilité à agir au quotidien pour être heureux.

Les livres sur le bonheur se multiplient en librairie et cette notion semble faire son retour dans le vocabulaire des philosophes et des intellectuels Français. L’avait-on oubliée ? Est-ce le symptôme d’une tristesse collective ambiante ?

Que nous cherchions le bonheur, ce n’est pas un scoop ! C’est une évidence affirmée et réitérée depuis Platon – « nous autres, les humains, nous cherchons tous le bonheur » – jusqu’à Freud et au-delà, soit vingt-cinq siècles de questionnement philosophique. C’est une espèce de constante anthropologique : tout le monde s’accorde sur ce désir humain d’être heureux. Pascal écrit « Tous les hommes recherchent d’être heureux. […] Jusqu’à ceux qui vont se pendre »[1]. La formule dans sa noirceur, dans sa profondeur, est très belle et très vraie. Pourquoi si suicide- t-on ? Pour arrêter de souffrir. Or, ne plus souffrir, quand on souffre atrocement, c’est encore se rapprocher du seul bonheur, purement négatif, qui paraît alors possible : la cessation de la souffrance.

Et pourtant, vous avez raison sur ce point, lorsque j’ai commencé à travailler sur cette notion de bonheur beaucoup de mes collègues se sont étonnés que je réhabilite un terme qui leur semblait obsolète. Mais si le mot a pu sortir provisoirement du champ intellectuel, il tend à y revenir, parfois même abusivement. Force est de constater qu’il ne se passe pas un mois sans que ne soient publiés deux ou trois livres sur le bonheur.

[1] « Pensées » (1670), X, « Le souverain bien », 138, Gallimard, 2004

Peut-on définir la notion de bonheur justement ?

Vaste question ! Le bonheur, disait Kant, est « un idéal, non de la raison, mais de l’imagination »[2]. Autrement dit, le bonheur, chacun en rêve mais personne ne sait exactement ce que c’est, ni encore moins comment l’atteindre.

Disons d’abord ce que le bonheur n’est pas : il n’est ni la félicité, ni la satiété.

Ce que j’appelle félicité, c’est une joie constante, permanente, immuable. Cela n’existe pas car la joie, par définition, est fluctuation, explosion, variation. Le bonheur ne peut donc pas être défini comme félicité. Mais il n’est pas non plus la satiété, c’est-à-dire la satisfaction de tous nos désirs, de tous nos penchants. Là encore, c’est impossible car nos désirs étant ouverts à l’infini et notre vie étant vouée à la finitude, il est exclu qu’une vie limitée puisse satisfaire une infinité de désirs. Qui plus est, si tous nos désirs étaient satisfaits, la vie ne deviendrait-elle pas formidablement ennuyeuse ?

Je vais vous proposer une définition du bonheur, qui va vous paraître d’abord bien décevante, voire triviale, mais que je crois très éclairante : le bonheur, c’est le contraire du malheur. Vous allez me dire que nous ne sommes guère avancés… Au contraire ! Nous sommes considérablement avancés ! Car le bonheur, à la limite, personne ne sait ce que c’est (idéal de l’imagination). Mais le malheur, nous sommes très nombreux à savoir ce que c’est. Car le malheur, lui, n’est pas un idéal de l’imagination ! Ce n’est pas un idéal du tout : c’est une expérience. Ai-je, dans ma vie, été vraiment heureux ne serait-ce que quelques jours? À la limite, je n’en sais rien. Tout dépend de la définition que l’on donne du bonheur. Mais ai-je, dans ma vie, été vraiment malheureux ? Aucun doute, pour ce qui me concerne : oui, absolument oui ! Je vais donc pouvoir m’appuyer sur cette expérience vraie du malheur pour dire ce qu’il est et donc, par différence, ce qu’est le bonheur.

J’entends par malheur tout laps de temps, toute durée où toute joie vous paraît immédiatement impossible. Vous vous réveillez le matin, la joie n’est pas là, et vous savez de source sûre qu’elle ne sera pas présente tout au long de la journée, ni les jours ou les semaines qui suivent. Parce que vous avez pu perdre l’être que vous aimiez le plus au monde, ou parce que ou vous souffrez atrocement d’une maladie incurable, qu’importe la raison, la joie vous paraît immédiatement impossible. Vous êtes malheureux.

Le bonheur, c’est le contraire du malheur. J’appelle donc bonheur tout laps de temps où la joie paraît immédiatement possible. Pas toujours réelle, ne rêvez pas, mais continûment possible. Vous vous réveillez le matin, la joie est là ou elle n’y est pas (pour moi, le matin, elle y est rarement : j’ai des réveils plutôt difficiles), mais vous savez qu’elle peut venir, qu’elle va venir sans doute dans la journée, qu’elle repartira et reviendra… Ces longues périodes, qui peuvent durer des mois ou des années, où la joie vous paraît non certes toujours effective (ce serait la félicité, qui n’est qu’un rêve) mais immédiatement et continûment possible, c’est ce que j’appelle le bonheur.

Quant à ceux qui prétendent que le bonheur n’existe pas, cela prouve qu’ils confondent le bonheur et la félicité, ou bien qu’ils n’ont jamais été vraiment malheureux, ne serait-ce qu’une fois dans leur vie. Parce que ceux qui ont été vraiment malheureux, ils savent, au moins par différence, ce que c’est que le bonheur : le bonheur, c’est quand on n’est pas malheureux. Ce n’est pas un absolu, c’est du relatif (la joie est plus ou moins probable, plus ou moins fréquente), mais qu’est-ce que c’est bon !

[2] « Fondements de la métaphysique des mœurs » (1785)

«  Le bonheur, c’est le contraire du malheur. J'appelle donc bonheur tout laps de temps où la joie paraît immédiatement possible. »

Il y a le bonheur de l’individu et parfois le malheur du citoyen qui semble morose, léthargique. Comment expliquez-vous que les gens s’estiment heureux chacun de leur côté mais collectivement malheureux ?

Il n’y a pas de bonheur collectif. Mais je suis inquiet de constater l’incapacité de mes compatriotes à voir la chance qu’ils ont de vivre dans l’un des pays les plus libres et les plus prospères de la planète. Cela n’empêche pas qu’il y ait de la misère, de la souffrance, des injustices, qu’il faut combattre… Mais enfin, c’est pire dans la plupart des pays du monde. C’est la belle formule de Sylvain Tesson : « la France est un paradis dont les habitants se croient en enfer. » Ce n’est pas ça qui me fera renoncer au bonheur !

Par contre, il y a longtemps que j’ai renoncé à la félicité, et je n’en suis que plus heureux. Flaubert écrit, dans une de ses lettres : « Bonheur : as-tu réfléchi combien cet horrible mot a fait couler de larmes ? »[3]. C’est que les gens confondent le bonheur et la félicité. Pour être heureux, il faut renoncer au bonheur absolu (la félicité) et se réjouir de vivre un bonheur relatif (de n’être pas malheureux).

[3] Correspondance, à Ernest Feydeau, 1859

«  Il y a longtemps que j’ai renoncé à la félicité, et je n’en suis que plus heureux. »

Le retour aux méditations d’Aristote nous rappelle pourtant que le bonheur est d’abord une attitude vis-à-vis de ceux qui nous entourent. Pourrait-il exister un bonheur collectif ?

Nous sommes tout entiers tissés de relations. Mais le fait que tout bonheur soit relationnel ne veut pas dire qu’il soit pour autant collectif.

En revanche, il existe des circonstances collectives qui favorisent le bonheur et d’autres qui favorisent le malheur. L’État est n’est pas là pour faire notre bonheur, mais pour combattre les causes objectives de malheur – la misère, l’injustice, l’oppression. Belle formule de Benjamin Constant : « Que l’État se charge d’être juste, nous nous chargeront d’être heureux. »[4]

On s’égare souvent sur l’objectif de la politique et c’est l’une des causes de la morosité ambiante. Le but d’un homme politique n’est pas de vendre de l’espoir ou du rêve ni même de faire plaisir. Il est là pour insuffler une volonté, une confiance en nos propres capacités, ce qui ne peut porter que sur ce qui dépend de nous. L’action vaut mieux que le rêve !

[4] De la liberté des Anciens comparée à celles des Modernes (discours), 1819

Ce bonheur relatif peut-il s’entretenir ou n’avons-nous aucune prise ?

Chacun sait que le bonheur n’est pas dans « l’avoir » (l’argent n’a jamais fait le bonheur de personne, même si la misère, elle, suffit à faire le malheur). On dit souvent que le bonheur n’est pas dans l’avoir, mais dans l’être. Je n’en crois absolument rien. Nous sommes si peu de choses, et pour si peu de temps ! Nous n’allons pas passer notre vie à nous contempler le nombril, l’âme ou l’ego, à nous dire « j’existe, quel bonheur ! ». Le bonheur n’est ni dans l’avoir ni dans l’être : il est dans le faire. « Nous sommes nés pour agir »[5], écrivait Montaigne. Autrement dit, la meilleure façon d’entretenir le bonheur, c’est l’action : faire quelque chose qu’on aime, qu’on sait faire et qu’on fait bien. Le seul vrai bonheur, c’est le bonheur en acte.

[5] Les Essais, Livre I, chap. XX (1580)

Nous constatons le récent succès du livre d’Olivier Babeau sur la « tyrannie du divertissement ». Nous parlons de « grande flemme », la réforme des retraites montre aussi une angoisse autour de la valeur travail…dans nos sociétés d’abondance où le loisir a remplacé l’effort, peut-on encore avoir plaisir à l’action ?

Le divertissement, notion pascalienne, c’est toutes les occupations qu’on se donne, ludiques ou laborieuses, pour oublier l’essentiel, à savoir le peu que nous sommes et la mort qui nous attend. Le divertissement devient un piège quand on croit que n’importe quelle action est bonne, y compris quand ce n’est pas vraiment une action. Regarder la télé, ce n’est pas agir ! Beaucoup de nos divertissements sont de fausses actions, où notre seul acte est de choisir un plaisir qui nous est proposé. Pour échapper au piège du divertissement, il faut renouer avec l’action véritable, prise au sens fort du terme. Il s’agit de prendre sa vie à bras le corps, de faire plutôt que de regarder faire, de vivre plutôt que de regarder vivre. La vie n’est pas un spectacle mais une aventure, d’autan t plus précieuse que nous n’en aurons pas d’autre !

Dernier livre publié par André Comte- Sponville : La clé des champs et autres impromptus, 288 p., 16 €, PUF, 2023.

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