Comment définissez-vous la décroissance ?
La décroissance est une notion qui trouve ses origines dans les années 1970-1980. À cette époque, des penseurs et scientifiques, comme ceux à l’origine du rapport Meadows, Les limites de la croissance (1971), ont commencé à questionner la soutenabilité d’un modèle économique fondé sur une croissance infinie, dans un monde aux ressources limitées. Nicholas Georgescu-Roegen, économiste roumain installé aux États-Unis, a été l’un des premiers à interroger la dépendance des sociétés industrielles aux énergies fossiles, dénonçant les dangers d’une telle exploitation à grande échelle. Il s’inscrivait dans une critique plus large des « contre-productivités », selon les termes du penseur de l’écologie Ivan Illich : l’idée que les avancées de la croissance, comme l’automobile, engendrent des effets négatifs – congestion, pollution, etc.
Dès les années 70, notre modèle productiviste s’est heurté à diverses interrogations critiques, alors qu’il n’avait encore été qu’assez peu remis en cause. D’aucuns ont pris conscience que la croissance apportait une forme de prospérité, certes, mais aussi de nombreux désagréments.
Aujourd’hui, il existe plusieurs façons d’appréhender la décroissance, mais chaque théorie est marquée par une critique nette du productivisme – et non du capitalisme : j’insiste, car critiquer le capitalisme est nécessaire, mais non suffisant. Si je devais choisir une définition, je dirais que la décroissance, c’est avant tout la décroissance de l’empreinte écologique des sociétés industrielles et la prise en compte des neuf limites planétaires (qui sont d’ailleurs aujourd’hui de onze). La décroissance invite à stabiliser nos économies pour ne plus dépasser ces seuils critiques, ce qu’on nomme le « dépassement écologique » ou overshoot. Car ce dépassement, lié à l’Anthropocène et à l’exploitation excessive des ressources naturelles, remet en cause les grands équilibres écologiques.
Pour aller plus loin sur le sujet, certains, comme l’économiste Timothée Parrique, définissent la décroissance comme une diminution volontaire de la production, de la consommation, et donc du PIB. Serge Latouche, une figure centrale de ce courant, propose une approche à travers ses « 8 R » : réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, réutiliser et recycler. Ces principes impliquent une réduction des échelles (downsizing) : celle des économies, des villes, des exploitations agricoles et même des infrastructures. Mais attention : cela n’est pas synonyme d’autarcie. L’idée n’est pas de se replier sur soi-même, mais de réfléchir à “la bonne échelle”. Enfin, la décroissance ne se limite pas à des aspects économiques ou matériels. Elle touche aussi à la définition de nos besoins, y compris symboliques et culturels. André Gorz, un autre intellectuel majeur, a travaillé sur ces questions en réfléchissant à une critique du salariat et à des modèles de vie moins dépendants des dynamiques productivistes.
« Nous avons pris conscience que la croissance apportait une forme de prospérité, certes, mais aussi de nombreux désagréments. »
Agnès Sinaï
Il y a parfois une forme de résistance face à la décroissance aujourd’hui. Comment peut-on la surmonter ? Est-ce possible ?
L’idée de décroissance rencontre effectivement des résistances, souvent parce qu’elle va à l’encontre de notre vision dominante de progrès et de confort matériel. Elle est perçue comme une renonciation, alors qu’elle pourrait être vue comme une opportunité de repenser nos modes de vie.
Je vois deux voies possibles pour que la décroissance s’impose. La première, c’est par le débat public : il est encore minoritaire, mais il gagne du terrain. Des personnalités politiques, comme Delphine Batho, soutiennent déjà cette cause, et les jeunes générations semblent plus ouvertes à ces idées qu’il y a une dizaine d’années.
La seconde voie, plus inquiétante, serait celle d’une décroissance contrainte et subie. En cas de crises énergétiques, économiques ou climatiques, la décroissance pourrait s’imposer par défaut, à travers des pénuries ou des ruptures systémiques. Ce scénario, décrit par le politiste Luc Semal comme une « décroissance en catastrophe », met en lumière les dangers d’un manque d’anticipation : des sociétés fragmentées, des réponses survivalistes, et une baisse drastique du niveau de vie.
Cela nous amène au sujet essentiel de l’effondrement. Pour vous, comment peut-on le prévenir, l’anticiper ou le gérer ?
Pour commencer, nous ne savons pas si l’effondrement se produira. Ce qui est certain, c’est que les nombreux verrous au changement sont préoccupants. Et en même temps, ils constituent une forme de résilience : le système, malgré tout, ne s’effondre pas. Prenons l’exemple de la pandémie de COVID-19 : l’élaboration d’un vaccin a montré que l’innovation scientifique a pu répondre à cette crise.
Ces innovations reposent sur des infrastructures robustes et sur un système mondialisé qui, pour l’instant, tiennent bon. Si des effondrements devaient se produire, ce serait parce que cette robustesse est mise à mal, notamment par des crises climatiques, énergétiques ou de nouvelles pandémies – voire une conjonction de ces facteurs. Il pourrait aussi y avoir des causes politiques : des mouvements de sécession, par exemple, comme on commence à en observer aux États-Unis. Ces dynamiques pourraient entraîner un effondrement de la démocratie, avec des réponses survivalistes, des murs qui se dressent et des sociétés fragmentées en territoires armés et autonomes.
Nous devons éviter ce scénario. Au sein de l’Institut Momentum, nous réfléchissons à des solutions pour redimensionner nos territoires, les rendre plus résilients, moins dépendants de la mondialisation. C’est ce que nous nommons les “biorégions” : inspirée d’expériences californiennes menées dans les années 1970, cette idée propose de redessiner les territoires en tenant compte de leurs ressources locales, comme les bassins-versants ou les sols agricoles. En France, des initiatives émergent en ce sens dans des régions comme la Vallée de la Ligne en Ardèche ou la Drôme avec la Biovallée. Ces projets cherchent à reconnecter les habitants à leur capacité de subsistance et à valoriser les savoir-faire locaux.
Concernant les institutions actuelles, comment pourraient-elles intégrer ces enjeux de décroissance ? Comment impulser un véritable changement ?
Pour prévenir un effondrement, il est essentiel d’encourager des initiatives locales et régionales. Par exemple, des communes pourraient organiser des états généraux de la sobriété, la solidarité ou l’entraide, impliquant directement les citoyens. Ces états généraux pourraient représenter un véritable élan politique et démocratique à l’échelle régionale. Le problème, toutefois, réside dans la sensibilité des élus. Certains y sont complètement indifférents, alors que d’autres s’y intéressent sérieusement.
Certaines initiatives existent déjà : le programme SOS Maires, par exemple, sensibilise les élus locaux à la création de ceintures alimentaires, de stocks d’urgence, des dispensaires municipaux pour la santé et des sécurités liées à l’approvisionnement en eau. Ces mesures visent à assurer la sécurité alimentaire, énergétique et sanitaire des populations, notamment en cas de crise. Il faut aussi apprendre à s’entraider, à pratiquer les premiers secours entre voisins. Chaque commune devrait disposer de moyens pour protéger ses habitants et assurer une certaine résilience face à des crises potentielles.
Comment imaginez-vous un monde qui aurait réussi sa transition vers la décroissance ?
Un monde ayant réussi sa transition vers la décroissance serait profondément transformé, notamment dans les pays riches. Ce serait un monde plus égalitaire, sobre et démocratique, où les ressources fossiles seraient utilisées avec parcimonie et considérées comme des trésors. La mobilité, l’énergie et les infrastructures seraient redimensionnées pour répondre à des besoins réels et durables, plutôt que de favoriser une croissance illimitée. La revalorisation des savoir-faire locaux irait de pair avec une relocalisation partielle des activités économiques, en particulier agricoles.
Ce serait un modèle de sobriété heureuse, mais exigeant. Nous sortirions de la dilapidation et de l’ubiquité. Nous renoncerions à avoir tout, partout, tout le temps.
Les grandes villes se déconcentreraient au profit de zones rurales revitalisées, où des communautés autonomes pourraient émerger, capables de subvenir à leurs besoins essentiels grâce à des ressources locales. Dans les écoles, dès le plus jeune âge, on apprendrait des compétences pratiques et résilientes, favorisant la polyvalence et l’autonomie. Ce ne serait pas un retour en arrière, mais une réinvention des modes de vie, basée sur une convivialité et une solidarité accrues.
En somme, la décroissance ne se limite pas à réduire : elle propose de réimaginer les sociétés sur des bases plus justes, plus sobres et en harmonie avec les limites de la planète et l’ensemble du vivant.