Comment les dirigeants politiques se sont-ils appropriés les réflexions sur le temps libre et les loisirs ?
L’évolution des discours politiques depuis le siècle dernier sur ce sujet est intéressante à observer, principalement à gauche.
Pour le Front populaire par exemple, l’idée des congés payés devait permettre – loin de l’image d’Épinal des vacances au bord de la mer, considérées comme un loisir « bourgeois » – d’augmenter le temps disponible pour se cultiver.
François Mitterrand, dans ce même esprit, mit en place un « Ministère du temps libre » de 1980 à 1984, dont la mission fut « de conduire par l’éducation populaire, une action de promotion du loisir vrai et créateur et de maîtrise de son temps ».
Historiquement, la gauche a ainsi toujours lié les notions de temps libre et de culture en présentant le temps disponible des classes populaires comme levier d’émancipation. Il s’agissait alors d’opposer le temps libre à l’activité rémunérée, perçue comme aliénante.
La droite de son côté a toujours eu un relatif désintérêt pour ce sujet, considérant que son électorat n’avait pas besoin d’être orienté dans l’allocation de son temps et dans son rapport avec la culture, laissant ainsi le marché s’immiscer. Progressivement, la gauche a suivi cette même voie, abandonnant une autre de ses luttes politiques historiques. Aujourd’hui, le poids des plateformes et des géants du numérique est de plus en plus grand dans le domaine des loisirs et leur capacité de captation de l’attention est aussi dangereuse qu’inouïe.
Le loisir, jadis source d’émancipation, s’est révélé terriblement aliénant et pernicieux, créant ainsi les conditions d’une « tyrannie du divertissement ».
Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère du divertissement avec les progrès de l’IA ?
C’est un sujet complexe car les questionnements autour de l’IA inquiètent et remettent potentiellement en question nos modes de vie.
Sur le rapport sensible et actuel au travail, entrons-nous dans un monde où ce dernier, dans sa forme connue, ne ferait plus partie de la vie à temps plein ?
ChatGPT est, comme son acronyme l’indique, une general purpose technology, à l’instar de l’écriture, l’électricité ou la vapeur. C’est une technologie qui va changer toute la société et son fonctionnement. Il n’est pas donc impossible – voire probable – que le travail connaisse une véritable transformation, peut-être une disparition.
Prenons volontairement un secteur en crise et pourtant au cœur de nos vies : l’éducation nationale. Nous savons que le système dysfonctionne, qu’il y a aujourd’hui une crise du métier d’enseignant et de sa valorisation et que l’hétérogénéité de certaines classes est un défi très important qui peut freiner les courbes d’apprentissage. L’IA, adossée à la robotique, pourrait-elle permettre d’avoir des cours personnalisés pour chaque élève ? Qu’est ce qui nous empêche d’espérer le meilleur professeur possible, en permanence, adapté au niveau de chacun avec des programmes communs et courbes d’apprentissage surveillées ?
Évidemment, cela pose aussi d’autres questions comme la nécessité des relations humaines, le partage, l’échange collectif. Néanmoins, le champ des possibles est incroyablement vaste.
Ces potentialités, qui sont autant d’espoirs, qu’engendre l’IA ne sont-ils pas aussi une grande source d’inquiétude et d’anxiété ?
Les défis sont immenses et les technologies numériques sont intrinsèquement un risque.
Un risque sur notre démocratie bien sûr car l’IA alimente chacun d’entre nous en contenus choisis créant de fait des bulles cognitives qui enferment dans des certitudes et freinent l’ouverture d’esprit nécessaire à l’exercice de la citoyenneté. Nous pensions et espérions qu’internet permettrait de multiplier l’accès à l’information mais il a également multiplié l’accès à la désinformation.
Un autre risque contemporain est lié à la créativité humaine et pourrait être baptisé « le syndrome de Swann ». Comme le personnage de Proust, des talents considérables sont gâchés, perdus dans des riens de divertissements, n’accouchant jamais des œuvres précieuses pour l’humanité qui auraient pu advenir. Car toute œuvre demande, en plus du talent, un temps considérable et le silence. Deux choses qui manquent désormais cruellement à l’ère du divertissement permanent.
Peut-on se prémunir de ces risques ?
Aucun de nous n’est vraiment protégé mais un des grands défis des prochaines années est en effet de savoir comment l’on peut discipliner les prochaines générations à l’utilisation de ces technologies. Je ne croise pas un parent qui ne soit pas profondément concerné sur la façon dont ses enfants s’initient au numérique, utilisent les écrans par rapport aux autres activités culturelles et sportives.
Or, ce sujet est aussi politique car c’est une source d’inégalités très fortes. Le temps effectif passé devant les écrans est en effet plus élevé chez les classes populaires. Si cette utilisation des écrans en dessous de deux ans a des conséquences néfastes sur le développement intellectuel de l’enfant, le constat est terrible en termes de reproduction sociale.
Comment faire alors ?
Il y a la méthode autoritaire et la contrainte, que les démocratures comme la Chine utilisent, et qui consiste à interdire la pratique de certaines applications ou d’en limiter l’accès.
Cette approche est plus complexe dans nos sociétés libérales, qui fonctionnent davantage avec l’incitation.
Nous pourrions peut-être imaginer un « culture-score » pour évaluer la qualité des programmes ou émissions médiatiques même si l’aspect subjectif de la démarche s’avère rédhibitoire.
Une piste, plus simple, serait d’optimiser l’existant en s’appuyant sur le service public dont le coût, de près de 4 milliards, est très important et représente une responsabilité collective. La réorientation de ce budget vers des priorités culturelles apparaît nécessaire à cet égard. Dans le triptyque des chaînes du service public – informer, éduquer, divertir – il faudrait supprimer l’aspect « divertir », qui est d’ailleurs le plus coûteux, pour se concentrer sur la valorisation de la production culturelle française et la promotion des grandes œuvres classiques et contemporaines. Pour ce faire, l’impartialité et la neutralité politique sont d’autres aspects essentiels car l’idéologie a pris une place trop importante. Il y a un décalage entre ce que les gens voient ou entendent dans les émissions télévisées et ce qu’ils perçoivent dans leur quotidien. Cela nourrit d’ailleurs le populisme.
Dans ce monde qui s’ouvre, le service public de l’audiovisuel a un véritable rôle à jouer vis-à-vis de nos démocraties et doit désormais s’affirmer comme un lieu neutre, d’élévation et d’émancipation.