« Ce n’est pas parce que la démocratie est structurellement en crise qu’il n’est pas intéressant de regarder les crises dans le détail. »
L’idée d’une « crise de la démocratie » est couramment évoquée dans les médias et par les observateurs de la vie politique. La période actuelle vous parait-elle différente à cet égard ?
Depuis le début de son existence, la démocratie est structurellement en crise puisque c’est un régime structurellement imparfait. Elle réalise beaucoup…mais jamais assez au regard de l’ambition initiale. Prenez par exemple notre devise républicaine – Liberté, Égalité, Fraternité, sur le long terme les progrès sont époustouflants mais nous ne serons jamais totalement libres, jamais parfaitement égaux et jamais complétement fraternels. C’est en quelque sorte un régime déceptif dans sa promesse originelle. La démocratie promet également le « gouvernement du peuple, pour le peuple, par le peuple » mais sans préciser quel gouvernement et quel peuple. Dans cette incertitude se nichent forcément des éléments de crise.
Cela étant dit, ce n’est pas parce que la démocratie est structurellement en crise qu’il n’est pas intéressant de regarder les crises dans le détail.
Et que pouvons-nous constater dans notre fonctionnement actuel ?
Il est important de constater que les choses ont évolué.
Dans un premier temps, la démocratie a fait face à des adversaires qui étaient résolument anti-démocrates . En 1750, il n’y a pas une seule démocratie dans le monde et ce régime est considéré comme un régime has been si on relit les textes de l’Encyclopédie. Aujourd’hui il s’impose comme une évidence et tous les pays du monde se présentent désormais comme une démocratie bien que chacun y apporte des nuances. Il y a donc beaucoup de manières d’être démocrate et c’est ce qui rend ce régime si intéressant.
À cela s’ajoute le fait que la démocratie comporte intrinsèquement et étymologiquement une contradiction. En effet, demos et kratos, le peuple et le pouvoir, ne vont pas ensemble. Il existe donc une sorte d’anomalie originelle car toute l’histoire montre que là où il y a peuple, le pouvoir s’efface ; et dès qu’il y a pouvoir, c’est le peuple qui se tait.
Sur la base de cette contradiction, nos régimes libéraux se sont construits avec une double limitation. Surtout pas trop de demos, pour éviter d’« offrir au peuple en masse l’holocauste du peuple en détail » (Benjamin Constant) ; et surtout pas trop de kratos, afin que, « par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu). Le libéralisme est donc la recherche permanente de cet équilibre instable.
Ce que vous appelez « crise » ressemble aux différentes tentations, fortes, pour entrainer le système libéral vers d’autres formes.
D’une part, une démocratie « radicale » qui promeut un pouvoir quasi exclusif du demos au détriment de l’autorité de l’Etat. C’est la position de l’extrême gauche et de Jean-Luc Mélenchon. D’autre part, une démocratie « illibérale » qui défend l’idée que le demos ne peut être bien représenté qu’avec plus d’autorité et donc de kratos. C’est la position de Marine le Pen et plus globalement des régimes autoritaires comme la Chine.
Le nouveau clivage politique, au-delà du clivage gauche droite habituel, est peut-être celui-ci. Sommes-nous fidèles à la démocratie libérale ou sommes-nous tentés par autre chose ?
« Evoquer le demos, c’est toucher au cœur du problème et poser la question de la définition du peuple. Il existe, tout le monde s’en réclame, mais nous avons du mal à l’identifier. »
Ce modèle politique libéral prend soin d’associer le peuple à la décision politique tout en limitant cette association avec l’élection de représentants. Pensez-vous que le système de représentation en France nécessite d’être renouvelé ?
Evoquer le demos, c’est toucher au cœur du problème et poser la question de la définition du peuple. Il existe, tout le monde s’en réclame, mais nous avons du mal à l’identifier.
De mon côté, j’essaie de proposer une définition qui est une définition opératoire et qui définit en réalité cinq peuples.
Au départ nous avons trois notions de peuples différentes :
- La société, soit des gens qui vivent ensemble ;
- L’Etat, soit les citoyens qui veulent vivre ensemble et qui décident de s’organiser dans cet objectif ;
- L’espace public, soit des gens qui vivent ensemble, veulent vivre ensemble et discutent ensemble de la manière dont ils veulent vivre ensemble.
Ces trois peuples entrent souvent en concurrence, voire même en compétition, nécessitant l’ajout de règles du jeu.
C’est l’idée d’un quatrième peuple, le peuple méthode, qui permet l’autorégulation des trois peuples par plusieurs procédés:
- Des élections ;
- Des délibérations ;
- Des décisions ;
- De la réddition de compte.
Cette méthode démocratique universelle s’applique de manière différente selon les pays.
Ces différences sont légitimées par un cinquième peuple, le peuple récit, qui incarne la manière de faire vivre la démocratie.
Or, c’est ce quatrième peuple qui est le cœur du problème en France car la méthode démocratique en France s’affaiblit.
La participation aux élections s’érode, nous confondons la délibération avec le clash, la démocratie représentative fonctionne mal et le pouvoir exécutif est de plus en plus faible. Enfin, La réddition des comptes n’est pas efficace car nous avons un goût particulier en France pour la sanction – électorale ou judiciaire – plutôt que pour le diagnostic nuancé et rationnel.
L’écueil est peut-être le plus fort sur la délibération car le Parlement ne remplit plus sa fonction. Les lois sont souvent prises dans la précipitation et dans le cadre de débats de fond très mauvais, trop partisans.
À quoi attribuez-vous le manque de délibération en France ? À une dépolitisation de la société ? À une faiblesse technique des représentants ?
Je pense que la société reste politique en général, mais comme le système de partis disparait progressivement, la délibération interne aux partis s’érode.
Le débat public existe toujours bien sûr mais la délibération ce n’est pas ça, c’est l’examen avant et pour la décision en gardant toujours la décision en ligne de mire.
Cette dimension-là, seuls les parlementaires peuvent l’intégrer car ils sont dans la politique et sont censés posséder l’expertise technique nécessaire.
En France, constatant leur faible légitimité, parlementaires et pouvoir exécutif décident de déléguer la prise de décision à des autorités administratives indépendantes ou au juge. Or quand les politiques désertent le terrain politique c’est le début de la nomocratie soit une trahison de la démocratie.
« Le mot média est un beau mot car il y a « médiation » qui renvoie à une prise de recul. La pire des choses ce sont les immédiats, les médias qui ne prennent plus le temps de faire de la médiation justement »
Les nouveaux mouvements politiques peuvent-ils essayer d’organiser la délibération citoyenne ?
Les partis politiques ont longtemps été de véritables petites sociétés bis qui avaient vocation à proposer un nouveau modèle grâce à une victoire électorale. L’exemple typique étant bien sûr le Parti communiste. Ce type de parti est mort.
Nous sommes aujourd’hui dans une logique qui n’est plus communautaire et qui ne s’inscrit pas dans le long terme. Nous avons des militants sans partis et des partis sans militants. Il va falloir inventer quelque chose, que ces mouvements à venir parviennent à créer des services, apportent une valeur ajoutée aux individus, en termes de débats, de formation, de convivialité.
Il y aurait une voie possible avec la création de la convivialité par le débat. Le néo- militantisme pourrait-il par exemple se baser sur des mini conférences régulières ?
Ce sont des pistes d’idées mais le point positif est qu’il existe une appétence certaine pour le débat en France, un appétit fort à préserver et à contenter.
Dans une tribune récente, vous dénoncez les élites intellectuelles et médiatiques qui « profitent de leur droit de tirage dans l’espace public pour déverser, non pas les instruments de l’intelligence du monde, mais des idéologies aussi antagonistes que péremptoires ». Pourquoi selon-vous cette volonté d’attiser les colères et les peurs ? Est-ce l’impossibilité de structurer un débat d’idées intellectuellement satisfaisant ou un clivage idéologique trop important qui s’est installé dans notre société ?
Ce questionnement est particulièrement complexe car nous parlons ici de la déontologie de l’intellectuel.
Le point capital, je pense, est de tout faire pour préserver l’idée que la saveur de la complexité est tout aussi, voire meilleure, que le goût de la certitude.
On ne peut pas comprendre un certain nombre de choses complexes avec des scenarios déjà écrits, des convictions imperméables au débat. Contre ça, l’intellectuel doit donner des grilles d’analyses, il doit permettre de clarifier le débat sans le simplifier. C’est le but, c’est difficile, mais il faut y arriver !
Néanmoins, je reste confiant car nous avons un débat public de qualité en France.
À nous, collectivement, de le nourrir. Dans ce sens, le mot média est un beau mot car il y a « médiation » qui renvoie à une prise de recul. La pire des choses ce sont les immédiats, les médias qui ne prennent plus le temps de faire de la médiation justement. Tout le contraire d’À priori(s) n’est-ce pas ?