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12.05.22

Etienne Klein : « Réussir notre test d’intelligence collective »

       Alors qu’un nouveau chapitre politique s’ouvre en France, les défis de cohésion restent nombreux. Pour À priori(s), Etienne Klein, physicien, philosophe des sciences et vulgarisateur scientifique de renom, questionne notre capacité collective de discernement, préalable indispensable d’une coexistence commune et d’un « contrat social » renouvelé.

Alors qu’il devient courant maintenant de parler de société fracturée, individualiste où tout le monde a un avis sur tout, peut-il y avoir une raison psychique à la diffusion de fausses croyances sur ce qui nous entoure et qui érode le désir de « faire société » ?

Le terme « maintenant » est intéressant car il vient de « tenir en main ». Il y a bien un désir dans la société de recréer du maintenant pour soi, de retrouver une maitrise locale et provisoire. Mais les univers virtuels ont créé une nouvelle condition de l’individu contemporain.

Prenons, par exemple, un individu parisien au 19ème siècle. Il disposait de très peu d‘informations en comparaison d’aujourd’hui : il ne connaissait ni les prévisions météorologiques, ni n’avaient de nouvelles très récentes en provenance de la province,…. Aujourd’hui, au contraire, nous faisons face à une surabondance d’informations. Et aucun d’entre nous n’est capable de bien gérer, intellectuellement et psychiquement. Car dans les mêmes canaux de communication circulent des connaissances, des croyances, des commentaires, des opinions, des bobards… Le seul fait que ces différents éléments circulent ensemble a pour effet que leurs statuts respectifs s’amalgament et se contaminent. La croyance va ainsi être perçue comme une connaissance qui aurait été injustement méprisée, la connaissance comme la croyance d’une communauté particulière…

Tout se vaut et rien ne se vaut. Or, notre cerveau a été éduqué avec l’idée que l’information est quelque chose de rare et de précieux.  Il doit donc s’adapter à la nouvelle donne.  Comme il n’aime guère être contredit, il déclare vraies les idées qu’il aime.

Chaque individu fabrique ainsi en quelques clics son « chez soi idéologique », c’est-à-dire une communauté numérique qui lui ressemble et qui propose une image du monde en phase avec sa propre lecture. La nouveauté réside dans le fait que des algorithmes observent et exploitent tout ce qui se déroule au sein de votre communauté numérique : si vous « croyez » en certaines idées, ils vont vous présenter des contenus qui iront le sens de ces idées. Vous ne serez plus soumis qu’à des biais de confirmation.

Comment réussir à se préserver de ce risque ?

Pour paraphraser Gaston Bachelard, je dirais que « penser, c’est toujours penser contre son cerveau ».

Le moteur de la pensée, c’est la contradiction, c’est la critique qui oblige à argumenter, parfois à changer ses propres analyses. Or, il y a à craindre que le numérique conduise à la fabrication de ce que Tocqueville appelait « des petites sociétés » dont il disait qu’elles étaient une menace pour la démocratie. Le risque est en effet la constitution de clans qui défendent des valeurs homogènes qui, aux yeux de leurs membres, sont plus importantes que celles du contrat social établi au sein de la communauté nationale. Se met ainsi en place une sorte de primauté du soi connecté ou de la communauté virtuelle sur l’ordre politique institutionnel. Est-il raisonnable de croire que cette tendance touche davantage les jeunes, dès lors qu’ils passent plus de temps devant les écrans que leurs aînés ? Par l’effet d’une sorte de paradoxe, leur militance sectorielle se révèlerait alors compatible avec leur démobilisation électorale massive.

"La période qui s’ouvre est décisive : si nous réussissons à être collectivement intelligents, nous sortirons de cette confusion et deviendrons capable de forger un projet de société. Si nous n’y arrivons pas…"

Notre société traverse-t-elle une crise existentielle ?

L’idée même de progrès met d’emblée la société en crise. Car qu’est-ce que croire au progrès ? C’est effectuer le travail intellectuel consistant à configurer le futur (au préalable, donc) d’une façon crédible et attractive. C’est donc considérer que ce qui ne va pas dans la société est relatif, au sens ce qui ne va pas constitue ce sur quoi on va pouvoir travailler afin de le sortir de sa négativité. La société, ainsi sommée d’identifier tous ces défauts pour les corriger, se compare en permanence à ce qu’elle pourrait ou devrait être.

Cet exercice, bien que louable, installe la société dans une sorte de crise permanente. Mais pour revenir plus précisément à votre question, je pense que nous sommes en train de passer un test d’intelligence collective à grande échelle.

La période qui s’ouvre est en effet décisive : si nous réussissons à être collectivement intelligents, nous sortirons de cette confusion et deviendrons capable de forger un projet de société. Si nous n’y arrivons pas…

Pour y arriver ne sommes-nous pas obligés de nous projeter collectivement ? D’envisager un futur commun, partagé ?

Georges Clémenceau fit un jour remarquer qu’un discours de Jean Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages web, ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent, comme si le futur s’était absenté de nos représentations, comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager.

J’imagine que pour les jeunes générations, c’est une situation très difficile à vivre. Dans les années 70, au contraire, on nous parlait sans cesse de l’an 2000 : on nous expliquait comme on allait travailler, voyager, se nourrir, communiquer, se divertir. Cela nous a beaucoup aider à inscrire nos trajectoires personnelles dans un horizon projectif. Certains d’entre nous étaient même impatients de vieillir tant c’était attractif….

Mais aujourd’hui, qui peut dire ce qui se construit ? ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Or, comment savoir ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ? Nous sommes désormais conscients que nous grignotons de plus en plus avidement le fruit terrestre – de taille finie – qui nous porte, mais nous ne savons pas comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir-même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.

Jean d’Ormesson disait : « Un optimiste, c’est un gars qui fait ses mots croisés avec un stylo bille ». On pourrait compléter cette définition en disant qu’un pessimiste ne fait pas de mots croisés, par peur d’échouer, et qu’un réaliste, plus sage que les autres, en fait avec un crayon et une gomme.

Nous devons prendre des risques. Nous devons donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité, mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, de sorte qu’il y a encore place pour du jeu, des marges pour la volonté et l’invention.

En somme, sans plus attendre quelque Godot que ce soit, et alors même que tout est devenu encore plus imprévisible qu’avant, nous devons nous remettre à penser la suite de l’histoire, en tenant compte d’une part de ce que nous voulons, d’autre part de ce que nous savons déjà, mais aussi de ce que nous sommes en train d’apprendre et de comprendre dans la très étrange situation que nous vivons. 

«  Nous devons prendre des risques. Nous devons donner corps à l’idée que l’avenir constitue une authentique réalité, mais qu’il n’est pas complètement configuré, pas intégralement déterminé, de sorte qu’il y a encore place pour du jeu, des marges pour la volonté et l’invention. »

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