Alors que nous approchons du premier tour de l’élection présidentielle, pensez-vous comme beaucoup de commentateurs, que l’élection est déjà jouée ? En quoi cette situation est-elle dangereuse ?
C’est un sentiment assez répandu chez les gens qui observent la scène politique actuelle de penser que, sauf événement extraordinaire, la réélection d’Emmanuel Macron peut être considérée comme pratiquement acquise. Il y a plusieurs raisons objectives à cela.
D’abord la faiblesse des adversaires illustrée par les sondages et le tassement des autres candidats.
Les circonstances internationales favorisent aussi mécaniquement le candidat sortant puisque dans un contexte d’anxiété collective créé par la guerre en Ukraine, le président en exercice est obligé de continuer à exercer sa charge. Force est de constater qu’Emmanuel Macron se comporte d’ailleurs d’une façon qui semble tout à fait souhaitable et satisfaisante proposant un équilibre intelligent entre fermeté du propos et prudence.
Attention cependant car être (ré)élu ne suffit pas, il faut l’être d’une manière qui vous procure cet élan mystérieux appelé légitimité qui permet l’acceptation de votre action en tant que président. C’est là où l’enjeu est le plus fort. C’est une inquiétude partagée chez beaucoup d’observateurs même si le débat électoral d’une élection présidentielle est toujours un peu délicat quand il s’agit d’un président sortant.
L’absence manifeste d’une discussion frontale qui permet de trancher des options nettes quant aux orientations du pays et qui font que la minorité se rallie plus volontiers au vœu majoritaire, est un risque. À coup sûr, l’action d’Emmanuel Macron dans les années qui viennent en pâtira. Je crois sentir d’ailleurs dans ses propos et dans son attitude qu’il en est parfaitement conscient.
Comment expliquer qu’aucune autre personnalité n’a pu émerger ? Est-ce un problème d’offre ou de demande ? Vous évoquez dans une interview « la tentation de la sécurité contre la tentation de l’aventure » comme un clivage politique puissant. Les Français peuvent-ils vraiment être attirés par « l’aventure » ? La guerre en Ukraine contribue-t-elle à encourager un réflexe « conservateur » au sens premier du terme ? C’est-à-dire de favoriser le maintien au pouvoir du gouvernement actuel ?
Votre question nous pousse à faire intervenir beaucoup de paramètres pour comprendre cette équation psychologique particulière de l’électorat français. Nous sommes dans un pays profondément inquiet de sa place dans le monde. Depuis des décennies maintenant, le sentiment qui monte est celui d’un déclin, voire d’un décrochage à l’égard des « pays industriels avancés » comme on a pu les décrire. L’anxiété collective, forte, constitue l’une des composantes du malheur français. Qui plus est, et je ne retiens que les facteurs principaux, nous avons affaire à une population vieillissante dont l’horizon est celui des retraites. Or, une population de retraités ou de pré-retraités votera difficilement en faveur de la prise de risque.
Il y a donc une force de statu quo inédite dans notre société. Cette force est très stabilisatrice d’un certain point de vue mais peut se révéler très handicapante parce que certaines prises de risque sont indispensables dans des moments historiques donnés. Le paradoxe pour Emmanuel Macron est de se réclamer du mouvement de la transformation, voire de la “révolution” (bien que ce vocabulaire-là se soit un peu estompé dans son discours) mais d’incarner le candidat du statu quo pour la majorité des électeurs. Il existe un malentendu originel qui risque d’entraîner des effets politiques dans les prochaines années. De mon point de vue, il s’agit là d’une situation dangereuse car la crispation sur des acquis qu’on sent menacés est, par définition, une situation explosive avec la potentialité de ruptures imprévisibles.
Dans ce climat d’incertitudes, que nous a appris le mouvement des Gilets jaunes de notre rapport à la démocratie ? Le système de représentation est-il encore efficace ? Quelles seraient les pistes pour recréer du lien et de la confiance entre les citoyens et leurs dirigeants ? Le référendum d’initiative citoyenne ? Des cycles de débats continus ?
La crise des gilets jaunes a agi comme un révélateur mais il ne faut pas en exagérer la portée par rapport à une situation plus générale de défiance. L’événement a néanmoins eu le mérite de faire la lumière sur certaines situations sociales qui n’apparaissaient pas ou peu dans la réflexion collective. Ce que nous appelons « la crise de la démocratie » paraît pourtant bien moins une affaire de procédure que de contenu.
C’est une chose de parler de référendum d’initiative citoyenne, de grand débat mais il me semble qu’on se focalise sur un problème de démarche alors qu’il s’agit d’un problème de substance donc d’offre politique. Il y a un constat relativement partagé dans la population -toutes les enquêtes d’opinion en témoignent- qu’on retranscrit banalement sous les mots de déclin, de dégradation ou de déclassement. Ce constat n’est non seulement pas pris en compte par l’offre politique majoritaire mais peut parfois être dénié. Il apparaît pourtant indispensable, et de façon urgente, d’expliquer aux citoyens pourquoi ce sentiment est présent, quand bien même il faudrait le récuser. Ce qui manque n’est donc pas le débat mais l’offre. Une offre sur un chemin politique, capable d’ouvrir une voie pour répondre véritablement à cette anxiété.
« La France est un pays qui s'est toujours profondément pensé dans le monde – parce que pays par excellence de l'esprit d'avant-garde civilisationnelle- mais comment peut-on être toujours à l’avant-garde si on refuse le monde autour de nous ? »
Prenons le sujet brûlant de l’immigration. Ce questionnement est un questionnement sur l’avenir. Nous sommes ici face à une évolution sociale qui est une profonde transformation de la composition de la population du pays. Où nous mène-t-elle ? Que sera la société dans laquelle évolueront nos enfants ? Comment articulons-nous notre volonté d’ouverture ? La question en filigrane est celle de la place de la France dans le monde car nous sommes confrontés, d’une certaine manière, à l’arrivée du monde en France.
La France est un pays qui s’est toujours profondément pensé dans le monde – parce que pays par excellence de l’esprit d’avant-garde civilisationnelle- mais comment peut-on être toujours à l’avant-garde si on refuse le monde autour de nous ?
Je pense plus globalement que nous sommes au bout de l’usure d’une manière de s’exprimer, d’un discours, d’une vision, d’une proposition qui sont défaillantes. Les élites persistent dans la grande illusion de croire qu’en rendant la parole aux citoyens on va progresser. C’est faux ! La démocratie est un système d’offre politique qui est historiquement celui des partis et c’est ce système des partis qui est en train de s’écrouler, par sclérose et par absence d’imagination. L’absence de prise de risque dont nous parlions à l’instant est d’abord une absence de prise de risque de la part des responsables politiques. C’est le service minimal dans cette campagne. Nous assistons à la promotion de quelques recettes de communication complètement usées qui ne parlent plus à personne et qui sont pourtant resservies inlassablement. « Rendre » la parole aux citoyens ne règlera ce problème, il faut proposer autre chose. En d’autres termes : élites : faites votre travail !
Faut-il acter ce déclin et effectuer un travail de pédagogie pour le faire comprendre au peuple ou faut-il au contraire continuer à avoir ce panache et cette force mobilisatrice autour d’un espoir du retour à une puissance retrouvée ?
Il faut certainement être capable de redonner à la France, qui a une histoire très particulière et très lourde, le sentiment de renouer avec ce qui a été sa vocation historique. La France a prétendu, abusivement parfois, mais quelquefois à juste titre, être institutrice du Monde. C’est un pays qui aujourd’hui vit très mal et de manière dépressive le sentiment que nous n’avons pas de leçons à délivrer au monde à part justement des leçons de morale qui ne sont plus très pertinentes et que personne n’écoute de façon très attentive.
Prenons l’éducation. C’est un exemple qui est privilégié parce qu’il est neutre, en quelque sorte, par rapport à nos engagements internationaux. Personne ne nous contraint. Ni l’Union européenne qui nous influence à la marge, ni la mondialisation qui pèse lourd mais nous laisse entièrement libre de nos réponses. Impossible donc d’évoquer des paramètres extérieurs qui viennent perturber notre réflexion et nos solutions.
« C'est un pays qui aujourd'hui vit très mal et de manière dépressive le sentiment que nous n'avons pas de leçons à délivrer au monde à part justement des leçons de morale qui ne sont plus très pertinentes et que personne n'écoute de façon très attentive. »
Que se passe-t-il ? Nous sommes dans un pays qui a pensé longtemps, à juste titre, avoir une des meilleures écoles primaires du monde et qui reste d’ailleurs un pays éduqué puisque nous avons une main d’œuvre d’un niveau de qualification globalement très élevé. Comment une des plus grandes nations mathématiques du monde peut perdre pied à ce point dans l’enseignement des mathématiques ? Il y a bien un travail politique de diagnostic à faire que nous refusons de faire. Aucun sachant ou intellectuel ne peut arriver avec une solution toute trouvée. Au contraire, nous pouvons écouter les enseignants. Qui écoute les enseignants dans ce pays ? Comment remonter une pente comme celle-là sinon par une écoute attentive de ce qu’ils ont à nous dire, eux qui représentent une des corporations la plus empêchée de dire ce qu’elle vit.
L’éducation est un exemple intéressant car il ne met pas en question des valeurs trop clivantes comme la question de l’immigration, la liberté de circulation ou la dignité des personnes qui sont tellement émotionnelles qu’elles peuvent freiner la réflexion nuancée. On voit bien pourtant le déficit de notre système politique au regard d’une situation qui engage plus que tout autre l’avenir du pays et le sentiment que beaucoup de gens éprouvent à l’égard du destin de leurs enfants. En effet, si nous fabriquons un pays « d’analphabètes » – pour grossir le trait- comment réussir dans un monde gouverné par la société de la connaissance ?
Il y a bien une sorte de défaillance des personnalités qui prétendent nous gouverner devant la capacité d’établir le bon diagnostic d’un système qui dysfonctionne alors qu’il coûte très cher et qu’il a un rendement médiocre. C’est une question banale mais quel parti prendra à bras-le-corps cette question ? C’était jadis la gauche qui en avait fait son cheval de bataille mais qui n’est plus capable, même à un niveau trivial, de rendre compte de ce qui était largement son œuvre. Disons-le, la France a fait le choix de faire payer aux enseignants la démocratisation du système. Un professeur du secondaire gagnait 2 fois et demie le salaire minimum à l’entrée dans sa corporation en 1980. Il le gagne 1,3 fois aujourd’hui… Nous avons donc fait payer aux enseignants la démocratisation du système qui a coûté très cher -ce qui était inévitable- mais c’est un choix qui n’a pas été assumé. Le résultat est qu’aujourd’hui nous avons énormément de peine à recruter des enseignants de qualité.
Les constats comme ceux-là doivent être pris en compte or ils le sont confusément. Il me semble important, crucial, d’expliquer aux gens « voilà où nous en sommes et pourquoi ». Si vous avez le bon diagnostic vous pouvez espérer un commencement de pistes pour en sortir. Encore une fois, il n’est pas vrai que les citoyens reprendront la parole et nous diront ce que les politiques peuvent ou doivent faire. Ils ne le veulent pas car c’est en désespoir de cause qu’ils demandent la parole. Ce n’est pas parce qu’ils pensent qu’ils ont la solution qu’ils demandent la parole mais parce qu’ils pensent que les responsables n’ont pas la bonne. C’est une différence importante et le socle d’un désespoir commun. La responsabilité politique est donc d’organiser a minima cette catharsis collective pour pouvoir faire un état des lieux pertinent et repartir sur un nouveau projet.
Le processus démocratique avec une représentativité toujours plus faible du président élu (entre 25 et 30% maximum) est-il empêché ? Pensez-vous envisageable d’organiser un principe de coalition comme en Allemagne représentant 60 – 70% des suffrages ?
La solution de la coalition a un avantage – non nul – qui est d’obliger à expliquer clairement ce qu’on va faire puisque les partis sont contraints d’établir un contrat de gouvernement à l’instar des Allemands qui le rédigent avec grand soin. C’est rassurant pour l’opinion puisque cela évite ce sentiment de blanc-seing des responsables qui feront éventuellement le contraire de ce pourquoi ils ont été élus. Mais cela ne règle rien sur le fond. On agrège des insuffisances au lieu d’aller de l’avant. Cette solution, encore une fois, me paraît faire l’impasse sur le problème de fond : obtenir un sentiment majoritaire sur ce qui ne fonctionne pas pour imaginer ensuite une façon majoritaire de le régler étant entendu qu’il y aura toujours des minorités pour le contester.
Ce qui est très étrange c’est cette volonté de régler par des procédures ce qui relève d’un travail intellectuel basique et nécessaire.
C’est une transition toute trouvée pour parler du clivage politique actuel. Imaginez-vous un clivage qui puisse être entre les partisans d’un questionnement intellectuel et ceux d’un questionnement procédural ?
Je vous ferais remarquer justement que l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 s’est jouée, d’une certaine manière, sur ce clivage-là. C’était l’idée de la grande marche qui a lancé sa campagne en 2017, d’une politique qui faisait fi des partages artificiels créés entre une gauche et une droite qui se combattaient à mort dans l’opposition pour faire une politique assez semblable, avec leurs nuances, une fois au pouvoir. C’était non pas de donner la parole au peuple mais d’aller au plus près de ses préoccupations. En réalité, cette promesse, qui a très bien fonctionné dans la campagne et qui montre qu’il y a une demande potentielle très forte autour de ces thématiques, a été remplie d’une manière discutable. Cela pourrait néanmoins être l’enjeu d’un second quinquennat d’Emmanuel Macron si, comme il le laisse entendre, il veut renouer avec l’inspiration d’origine de son installation au pouvoir et retrouver une sorte de lien de confiance avec les citoyens.
Avoir les bons constats, n’est-ce pas inhérent aux campagnes électorales et à la volonté d’accéder au pouvoir ? Une fois dans la mise en œuvre de l’action politique, peut-on toujours garder cet esprit-là ?
Je crois que si on examinait de près par exemple ce qu’a été la phase d’installation de la Ve République, on noterait que c’était indéniablement l’esprit dans lequel ont fonctionné les premières années du gouvernement du Général de Gaulle. J’aurais le même constat à propos de l’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974. Giscard d’Estaing a très bien compris le défi d’adaptation de la société française avec la nécessité d’un nouvel état des mœurs, de la condition féminine, de la liberté de parole et d’expression qu’il fallait prioritairement mettre au centre de l’attention alors même que ce n’était pas nécessairement ce que sa famille politique le poussait à faire.
Je crois qu’il y a, de temps en temps, des moments de lucidité politique qui jouent un rôle capital et qui permettent à un clivage plus normal de s’établir sur les solutions. La grande inconnue, surtout dans un système comme le système français où la personnalisation est extrême, est celle de l’image que le président veut laisser dans l’histoire. Je crois que cela peut inspirer d’heureuses reconsidérations à n’importe quel homme intelligent comme l’est certainement Emmanuel Macron. Espérons-le, pour le bien du pays…