Vous avez publié en novembre dernier un essai intitulé Sauvons le débat. Qu’est-ce qui vous a poussé à reprendre la plume pour enquêter sur l’état actuel du débat public ?
L’idée m’est venue d’un constat : il n’existe plus de débat démocratique tel que nous l’avons connu autrefois. Aujourd’hui, “le débat” est en réalité incarné par les discussions de commentateurs sur les plateaux télévisés et sur les chaînes d’information en continu, avec toute la dimension caricaturale que cela implique. J’ai cherché à comprendre les raisons de ce phénomène.
« L’urgence de l’information, la montée de l’internet 2.0 et des réseaux sociaux, la multiplication des chaînes d'information 24h sur 24 concourent ensemble à la dégradation du débat public.»
L’urgence de l’information, la montée des réseaux sociaux, la multiplication des chaînes d’information 24h sur 24 concourent ensemble à la dégradation du débat public. Dans l’urgence, il est impossible de proposer de l’information de qualité, car cela coûte cher. Les chaînes font alors appel à des chroniqueurs, des personnalités qui commentent l’actualité en direct, lors de rendez-vous réguliers à la manière d’un feuilleton : on y retrouve le bon, le méchant, le colérique…des personnages qui répondent aux lois de l’économie de l’attention et qui « prennent bien la lumière ».
« Les extrêmes, les discours caricaturaux priment sur les propos nuancés, car ils ont une prime à l’attention, une prime médiatique. »
Depuis quelques années, nous assistons à la montée en puissance de la fabrication de l’audience. Et comment fabrique-t-on l’audience ? En créant de l’attention, elle-même suscitée principalement à partir de l’émotion. Ainsi, les morceaux de débats que nous voyons envahir les plateaux télévisés répondent à cette logique : les extrêmes, les discours caricaturaux priment sur les propos nuancés. Si vous osez dire que le monde “est plus compliqué que cela”, qu’il faut apporter de la nuance, vous êtes un mauvais client. L’épisode de janvier 2020 sur le plateau de LCP a été décisif : j’ai décidé d’arrêter de participer à ce spectacle, ce simulacre de débat et d’écrire un livre sur le nécessaire art de la conversation, pour promouvoir des débats informés. D’autant plus que j’observe qu’un certain nombre de personnes se mettent à tenir des propos sans fondement, qui relèvent de l’imagination, de la fiction, bien au-delà des fake news. C’est un constat grave, car il s’agit là de politique, de notre démocratie, qu’il faut préserver.
Votre analyse pointe la responsabilité des chaînes d’information en continu. Selon vous, c’est ainsi la quantité d’information qui explique cette dégradation de la qualité du débat ?
La quantité, l’urgence et la course au “remplissage” sont en effet des facteurs importants. Mais intervient aussi la question du choix des experts. Le défi consiste à identifier des gens capables de tenir un discours rationnel, calme et apaisé. Faute de profils capables d’apporter de la profondeur à l’argumentation, nous nous réfugions dans le choix de l’éloquence et de l’émotion. En lançant The Conversation France avec Fabrice Rousselot, nous avions l’ambition de donner la parole aux gens qui savent. Chez The Conversation, nous publions des centaines d’analyses et d’éclairages d’experts qui connaissent leurs sujets.
Aujourd’hui, l’enjeu est de les rendre audibles, de créer de nouveaux espaces de conversation pour redonner sa place au réel débat, et ne pas se cantonner au combat entre “morceaux de points de vue”. Ce qui nous est proposé à la télévision est malheureusement comparable à ce que Roland Barthes décrivait dans ses Mythologies en observant les matchs de catch des années 50 et 60 : on croit assister à un vrai match de lutte, mais tout est en réalité faux, mené par des caricatures de lutteurs. Les polémistes de plateaux ont un réel savoir-faire de spectacle, car ce qui s’impose, c’est le grand geste, les grandes émotions.
« Les polémistes de plateaux ont un réel savoir-faire de spectacle, car ce qui s’impose, c’est le grand geste, les grandes émotions. »
Ces mises en scène du discours s’invitent jusque dans la vie politique. Il n’y a qu’à observer les séances de questions au gouvernement filmées à l’Assemblée nationale. La culture du clash s’est immiscée jusqu’au sein de l’hémicycle, car dès qu’il y a prise d’image, il y a une mise en scène, désir d’incarnation et de distinction par rapport aux autres.
Quid de la nuance dans le discours politique ? Le “en même temps” d’Emmanuel Macron est-il une tentative, parfois caricaturale, de cet esprit de synthèse et de nuance ?
Emmanuel Macron a tenté de jouer sur l’idée de nuance. Mais il faut faire la différence entre la nuance comme manière de réfléchir et la nuance comme tactique politique. Le “en même temps” d’Emmanuel Macron est davantage une habileté, une manière de s’adresser à tout le monde. Tandis que la nuance au sens intellectuel que j’évoque dans mon livre est un héritage de l’esprit de Montaigne, qui invite à appréhender le réel dans toute sa complexité.
L’absence de nuance à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui dans le discours politique a créé un nouveau danger : l’aspect clivant du débat. Le mot « cliver » vient du néerlandais “klieven”, utilisé par les diamantaires flamands lorsqu’ils coupaient une pierre selon ses failles naturelles. L’absence de nuance, c’est cela : cliver, couper, casser, faire éclater à l’aide d’un marteau. Éric Zemmour incarne parfaitement l’archétype de ce phénomène, tout comme Jean-Luc Mélenchon – les deux se plaisent d’ailleurs à se combattre et à discuter l’un face à l’autre.
« Le débat devrait au contraire venir soutenir une réflexion, un dialogue. La nuance et la pensée fabriquent un espace démocratique où il est possible d’échanger. »
Le débat devrait au contraire venir soutenir une réflexion, un dialogue. La nuance et la pensée fabriquent un espace démocratique où il est possible d’échanger. Comme à l’époque des disputatio médiévales, organisées autour d’un texte de théologie, où la pensée se construisait en nuance, par l’échange de différentes interprétations. Discuter, converser, c’est finalement cela.
Quels sont les ennemis de la nuance ? Et comment s’en prémunir ?
Le premier ennemi de la nuance, c’est d’abord l’urgence, l’instantanéité, le fait que tout aille très vite. Entre deux tranches de publicité, on invite quatre personnes à débattre sur un sujet très complexe, et il faut rapidement marquer des buts. Le deuxième ennemi, c’est la violence. Le discours se gorge de violence, dès lors qu’on se retrouve face à des chroniqueurs, des éditorialistes, des polémistes qui vous agressent, en vous poussant non pas dans vos retranchements mais dans votre case, votre présumée “identité” (le modèle du “vieux mâle blanc” en est un exemple). Dans cet univers-là, on ne discute plus, on hurle. L’arrogance dans le débat est également un frein à la nuance, tout comme l’offense. Les formulations qui ponctuent les débats aujourd’hui sont des phrases entendues dans les années 60, 70 : “ah non, tu ne peux pas dire ça”, “Fais attention à ce que tu dis”, “C’est pas à toi de parler de ce sujet”…Toutes ces locutions sont de dangereux freins à la discussion.
Et enfin, le cinquième cavalier de l’apocalypse, c’est la défiance généralisée. Le dernier baromètre de La Croix et Kantar sur la confiance dans les médias est édifiant et inquiétant. C’est la première fois depuis plus de 15 ans que tous les médias (radio, télévision, internet) réunissent une confiance de moins de 50%. C’est un constat très alarmant. Défiance vis-à-vis des médias mais aussi vis à vis des structures, des institutions, qui s’explique par un véritable “changement anthropologique” pour reprendre la théorie d’Etienne Klein. Notre cerveau n’est tout simplement plus capable de traiter un tel volume d’informations, nous sommes donc enclins à être dans la simple réaction, un phénomène par ailleurs alimenté par les réseaux sociaux, qui proposent sans cesse de réagir à toutes sortes de publications et d’actualités…Quand il devient difficile de faire la part des choses dans un flux d’informations contradictoires, cela crée mécaniquement un détournement de l’information – certains ne savent plus ce qui est vrai ou faux, et se mettent à penser que tout n’est que tromperie. Il faut prendre ce sujet à bras le corps.
« Il y a cinq grands ennemis de la nuance : l’urgence, la violence, l’arrogance, l’offense et la défiance. »
En conclusion, quelle éducation possible à la nuance et à la pensée ?
À l’heure où l’on valorise beaucoup l’expression orale, l’éloquence, je pense qu’il est important d’apprendre à écouter l’autre, ses arguments, son point de vue. Le vrai débat se nourrit de l’écoute et de la conversation. L’éducation à la curiosité est aussi essentielle, dès le plus jeune âge. Si cette qualité est présente chez tous les enfants, c’est à l’adolescence qu’elle commence à être bridée. Président de Cap Sciences à Bordeaux, un centre de culture scientifique et technique, je constate à l’occasion de visites scolaires que les élèves de l’école primaire ont une curiosité incroyable et qu’ils sont un public très enthousiaste pour la vulgarisation scientifique.
L’école a également un rôle à jouer. Le corps professoral intègre des enseignants de SVT, de français, a contrario, aucun n’enseigne l’esprit critique. Il est nécessaire de livrer aux jeunes générations les clés pour vérifier les sources d’information, se poser les bonnes questions, interroger son propre point de vue et les raisons qui poussent à réfléchir d’une certaine façon…La meilleure façon de former à l’esprit critique, c’est de faire venir les chercheurs dans les salles de classe.
« La meilleure façon de former à l’esprit critique, c’est de faire venir les chercheurs dans les salles de classe. »
Enfin, si les médias commençaient à réfléchir en termes non pas d’audience mais d’utilité pour leur audience, le débat aurait pour sûr de meilleures perspectives devant lui.