Pourquoi une journée comme celle du 11 février est-elle essentielle selon vous ?
Aïda Hamdi : Cette journée est d’abord une opportunité précieuse pour sensibiliser et informer. Le problème n’est pas seulement qu’il y a peu de femmes dans les sciences, c’est que cette réalité est encore trop souvent perçue comme une fatalité, et particulièrement dans les pays développés comme la France. Pourtant, toutes les études montrent que les filles ont les mêmes capacités que les garçons en mathématiques et en sciences. Malgré des aptitudes identiques, elles s’autocensurent et s’éloignent progressivement de ces filières dès le plus jeune âge. Et ce conditionnement se poursuit tout au long de leur parcours.
Une journée de sensibilisation comme celle du 11 février permet de mettre en lumière cette problématique, en exposant des résultats d’études et des chiffres concrets comme le fait que seulement 8 à 10 % des professionnels de l’intelligence artificielle sont des femmes. Puis, d’en traduire les conséquences tangibles, soit expliquer que la moitié de la population n’est finalement pas impliquée dans la conception des technologies qui façonnent notre avenir ! Cette absence de diversité a des conséquences directes, notamment en renforçant les biais algorithmiques et programmatiques des technologies que nous utilisons de plus en plus.
Il est crucial d’utiliser cette Journée internationale des femmes et des filles de science pour faire de la pédagogie et expliquer en profondeur les causes de ces inégalités. C’est dans la même optique qu’est née la Chaire Femmes et Science de l’Université Paris-Dauphine en 2018 : travailler sur les causes et les conséquences de la sous-représentation des femmes dans les parcours scientifiques. L’objectif étant d’améliorer la compréhension de ce phénomène, avec des travaux marquants comme l’étude comparée du paradoxe de genre qui révèle que certaines régions du monde comme l’Amérique Latine et les Pays Arabes résistent mieux que l’Europe et notamment la France à ces inégalités.
Comment expliquer que, si jeunes, les filles s’écartent des sciences, malgré des performances scolaires souvent excellentes ?
AH : Une étude montre que les petites filles s’écartent des sciences dès le passage du CP au CE1, avec une baisse de 7% en moyenne dans leur classement général, bien qu’elles aient un niveau similaire à celui des garçons au début de l’année. Ce phénomène touche toutes les filles, même les plus brillantes, et se manifeste partout en France, sans distinction de milieu social ou de région. Au lycée, le nombre de filles choisissant les mathématiques baisse continuellement. En 2021, 45% des lycéennes n’étudient plus les maths en première contre 17% en 2019. Et la réforme du diplôme, qui oblige les élèves à trancher pour une majeure et une mineure, n’a fait qu’aggraver la situation : les filles choisissent moins souvent les mathématiques en majeure, ce qui les bloque ensuite dans l’accès aux classes préparatoires et aux grandes écoles scientifiques.
Une fois le constat posé, l’explication. Plusieurs facteurs sont à l’origine de ces inégalités. Le principal est le poids écrasant des stéréotypes. Ces biais ne commencent pas à l’adolescence, mais dès la petite enfance et conditionnent la perception qu’ont les petites filles d’elles-mêmes et que les autres ont d’elles. Dans les supports éducatifs, les rôles assignés sont encore très genrés : les femmes sont représentées avec des enfants, les hommes dans des rôles de pouvoir ou de réflexion. Dans les magasins de jouets, les jeux scientifiques sont trop souvent proposés aux rayons garçons. Dans les publicités, on illustre les sujets masculins comme de futurs génies des sciences et les sujets féminins comme des élèves modèles. Ces stéréotypes sont omniprésents.
« Il est crucial d’utiliser cette Journée internationale des femmes et des filles de science pour faire de la pédagogie et expliquer en profondeur les causes de ces inégalités. »
Aïda Hamdi, Déléguée générale de la Chaire Femmes et Science de l'Université Paris-Dauphine
Pourquoi d’autres pays réussissent alors mieux que nous à lutter contre les inégalités de genre dans les carrières scientifiques ?
AH : C’est un paradoxe frappant qui a été démontré par plusieurs études, plus un pays est riche et individualiste, plus ces biais sont ancrés dans les mentalités. Effectivement, certains pays moins développés connaissent une situation différente, avec une plus grande présence des femmes dans les métiers scientifiques. En Tunisie, 56% des diplômés en ingénierie sont des femmes, tandis qu’en France ce chiffre n’est que de 26%. Cette différence s’explique en partie par des contextes sociaux et éducatifs différents. Dans ces régions, les enfants sont moins exposés à la division genrée des rôles. L’orientation des filles vers les métiers scientifiques y est souvent influencée par des facteurs économiques et sociaux, avec l’idée que ces métiers offrent des opportunités de réussite sociale et d’élévation, sans que la question de genre ne soit posée.
Face à ce constat d’inégalités croissantes, des politiques publiques sont-elles mises en place pour lutter contre les inégalités de genre dans les carrières scientifiques ?
AH : À ce jour, il n’existe pas de véritable politique publique en France dédiée à l’égalité des sexes dans les sciences. Bien que plusieurs initiatives soient lancées, elles restent insuffisantes face à l’ampleur du problème. Le dernier rapport de la Cour des Comptes est d’ailleurs édifiant sur les inégalités de genre en général, en soulignant que bien que les femmes soient plus diplômées que les hommes, elles n’accèdent pas aux métiers les plus prestigieux et les mieux rémunérés. Et d’ajouter “Ce retard dans la résorption des inégalités est dû, en partie, à l’absence d’un pilotage politique solide et cohérent.”
Concernant la science, un des leviers essentiels réside dans l’encadrement dès le plus jeune âge, pour déconstruire les stéréotypes de genre. La sensibilisation et la pédagogie doivent débuter dès la petite enfance, à travers l’éducation des familles et des encadrants. Cela passe par une mobilisation de toutes les parties prenantes de la société. Très tôt, il faut lutter contre les micros-violences, et faire prendre conscience de comportements qui paraissent banals. Par exemple, dire à une petite fille « tu devrais travailler en groupe » alors qu’on félicite un garçon qui travaille seul, c’est déjà un biais. Il faut apprendre à les repérer et à les déconstruire.
Se pose ensuite la question de l’exemplarité. Les recherches montrent que les petites filles ne sont pas encouragées vers les matières scientifiques notamment en raison de l’absence de rôles modèles et de projections concrètes. Elles seraient effectivement plus susceptibles de s’engager dans des métiers scientifiques lorsqu’elles sont en contact avec des femmes scientifiques exerçant dans des métiers concrets et accessibles, en entreprises plutôt que dans des domaines abstraits comme la recherche laboratoire et expérimentale.
« À ce jour, il n'existe pas de véritable politique publique en France dédiée à l'égalité des sexes dans les sciences. Bien que plusieurs initiatives soient lancées, elles restent insuffisantes face à l'ampleur du problème. »
Aïda Hamdi, Déléguée générale de la Chaire Femmes et Science de l'Université Paris-Dauphine
Enfin, un autre sujet majeur est celui de l’implication des hommes dans ce combat. Organisant moi-même régulièrement des conférences ou des événements depuis plus de 5 ans sur ces sujets, je suis frappée par ce constat. Malgré le foisonnement d’initiatives et d’évènements au cours des dernières années, je constate que l’audience n’est souvent quasiment composée que de femmes. Or, cette question concerne toute la société et nécessite un engagement de tous, pour des enjeux non seulement d’égalité et d’équité, mais aussi pour des enjeux économiques, de mobilisation de tous les talents et de justice sociale. Si un responsable d’équipe ne se demande pas pourquoi il n’y a qu’une seule femme dans son service, c’est qu’il y a un problème. Il est, par ailleurs, impératif que les politiques publiques françaises tiennent compte des constats et des enseignements de la recherche pour proposer une orientation plus égalitaire et moins conditionnée par des stéréotypes de genre. Nous avons besoin de politiques fortes, pour encadrer et piloter les initiatives et s’assurer qu’elles produisent de véritables effets.
J’ajouterai pour finir que, très personnellement, j’ai pris conscience des inégalités de genre en arrivant en France et qu’il est essentiel de reconnaître que la société reste profondément patriarcale. Le pouvoir masculin y est encore fermement enraciné, et les initiatives comme les quotas de femmes dans les conseils d’administration révèlent l’ampleur de cette résistance, où des stratégies sont souvent mises en place pour minimiser leur impact. Il est donc crucial de poursuivre la lutte pour déconstruire ces structures et stéréotypes systémiques, afin d’assurer une véritable égalité des genres et offrir les mêmes chances à nos enfants.
« Un autre sujet majeur est celui de l’implication des hommes dans ce combat. (...) Malgré le foisonnement d’initiatives et d’évènements au cours des dernières années, je constate que l’audience n’est souvent quasiment composée que de femmes. »
Aïda Hamdi, Déléguée générale de la Chaire Femmes et Science de l'Université Paris-Dauphine