Qu’est-ce qui distingue vraiment la génération Z des précédentes ? Ces différences sont-elles influencées par les défis majeurs qu’elle doit affronter sur les plans professionnel, social et environnemental ?
Elisabeth Soulié : On peut effectivement se demander si la génération Z existe vraiment. Cette notion même de génération est d’ailleurs remise en question. Toutes les jeunesses ont, à un moment donné, cherché à se démarquer de leurs aînés, à être impertinentes, questionnantes, avant de finir par s’intégrer aux structures préexistantes. Mais pour la Gen Z, il y a quelque chose de fondamentalement différent : la rupture numérique. C’est la première génération à avoir grandi dans un monde totalement digital, et cela transforme profondément leurs représentations et leur manière de percevoir le monde.
Cette génération n’a pas seulement été exposée au numérique, elle s’est formée en autodidacte par et dans cette culture digitale, qui, à mes yeux, représente une véritable rupture anthropologique. Si l’on observe les grandes transitions historiques, il y a eu trois moments-clés : le passage de l’oral à l’écrit, de l’écrit à l’imprimerie, et enfin, de l’imprimerie au numérique. Aujourd’hui, cette troisième rupture modifie notre façon d’habiter le monde. La génération Z, dans ses rapports au temps, à l’autorité, aux hiérarchies, est en quête de nouvelles configurations. Elle est la preuve que notre époque vit cette rupture culturelle de plein fouet.
Cette génération est aussi confrontée à des crises multiples, qu’elles soient climatiques, économiques ou sociales, qui ne se succèdent plus mais coexistent. Elle se situe à cette frontière entre la crise et la recherche permanente de solutions. Ce qui est passionnant avec ces jeunes, c’est leur capacité à naviguer dans l’urgence, à inventer des schémas hybrides. Plutôt que de simplement reproduire ce qui existait avant, ils nous forcent à repenser les fondements mêmes de notre société.
Si ces caractéristiques esquissent un portrait, il ne faut pas oublier la pluralité de cette génération. Parler de « génération Z » au singulier est absurde. Cette génération revendique la diversité, elle est multiple, et c’est là que réside sa force.
« Pour la Gen Z, il y a quelque chose de fondamentalement différent : la rupture numérique. »
Elisabeth Soulié, anthropologue
On accuse souvent la génération Z d’être individualiste, notamment à travers son usage des réseaux sociaux. Partagez-vous cette vision ou voyez-vous une dynamique plus collective chez cette génération ?
ES : C’est une idée assez répandue, mais elle mérite d’être nuancée. Certes, la génération Z valorise l’individualité, mais pas dans le sens traditionnel de l’individualisme. Elle cherche à sortir de la logique de l’individu isolé et réifié par la société, par le travail, pour embrasser la notion de « personne ». Une personne est unique, certes, mais elle existe avant tout à travers ses liens avec les autres. Sur les réseaux sociaux, chaque interaction – un like, un commentaire, un partage – devient une forme de confirmation de leur existence, ce qui montre bien qu’ils ne cherchent pas à être seuls, mais plutôt à être connectés.
Cette génération par le digital et notamment via les réseaux sociaux, confirme donc son essence à travers l’autre, par l’échange constant et le feedback instantané. Elle fonctionne en communautés, en tribus, avec un fort sentiment d’appartenance à des groupes. Et ces communautés ne sont pas fermées : elles sont multiples, fluides, et permettent à chaque personne de se sentir partie d’un tout. C’est une génération qui aspire à créer du lien, non seulement avec ses pairs, mais aussi avec le monde en général. Loin d’être purement individualiste, la Gen Z est en fait en train de réinventer le collectif.
La génération Z serait en quête de sens, notamment dans le travail. En quoi cette recherche est-elle spécifique et comment influence-t-elle son rapport à la vie professionnelle ?
ES : La génération Z ne se contente pas de chercher un simple équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle, comme le faisaient les générations précédentes. Pour elle, la recherche de sens est effectivement au cœur de tout, et cette quête passe par une hybridation de ces deux sphères. Ce qu’elle veut, c’est que son travail ait une signification plus profonde, une utilité, non seulement pour elle-même, mais aussi pour les autres et pour le monde. Cette génération ne se définit plus par sa carrière, mais par son épanouissement personnel, qui est intimement lié à sa contribution au collectif.
Néanmoins, cette notion de sens est souvent mal interprétée. La quête de sens utopique n’existe pas pour cette génération très pragmatique. C’est une expérience des sens qui produit du sens. Cette “quête” ne se fait donc pas de manière intellectuelle, comme ce fut souvent le cas dans la modernité. L’expérience du sens se vit à travers les émotions et les interactions. La Gen Z fonctionne dans le kairos, c’est-à-dire dans l’instant présent, où l’émotionnel et l’intuitif dominent. Le travail devient une expérience sensorielle : « Comment ce que je fais me touche ? Comment cela résonne avec mes valeurs et mes émotions ? ». Si la tâche que j’effectue a un impact, si je me sens utile et aligné avec ce que je fais, je m’épanouis. Ce n’est donc pas une poursuite intellectuelle de sens, c’est une recherche d’épanouissement à travers des expériences concrètes, émotionnelles et relationnelles.
Là où les générations précédentes cherchaient un progrès linéaire — réussir sa carrière, gravir les échelons — la génération Z rejette cette idée de progression prédéfinie. Elle se voit plutôt en processus, toujours en mouvement, en train de se reconfigurer en permanence. Elle cherchera tantôt l’évolution graduelle pour privilégier ensuite d’autres pans de sa vie. Le sens, pour elle, se trouve dans la flexibilité et la capacité d’adaptation, dans le fait de ne pas se fermer à un chemin unique, mais de rester ouvert aux opportunités, à ce fameux kairos, le temps opportun où l’on saisit l’instant pour faire des choix qui ont une signification.
« Le sens, pour la Génération Z, se trouve dans la flexibilité et la capacité d’adaptation, dans le fait de ne pas se fermer à un chemin unique, mais de rester ouvert aux opportunités, à ce fameux kairos, le temps opportun où l'on saisit l’instant pour faire des choix qui ont une signification. »
Elisabeth Soulié, anthropologue
Vous utilisez parfois le concept de baroque pour qualifier la génération Z, pouvez-vous nous expliquer ?
ES : En anthropologie, on s’intéresse beaucoup plus à la culture qu’à la simple division générationnelle, car la culture permet de comprendre les interactions entre les groupes sans tomber dans le piège du « choc des générations ». Le baroque, dans le sens où il souligne la richesse et la complexité, trouve écho dans la manière dont la génération Z construit sa culture. Elle rejette la simplicité et l’uniformité, elle préfère des récits qui superposent des couches de significations. Elle crée des œuvres qui mélangent genres, styles et inspirations, à la recherche d’une authenticité personnelle. Cette mixité est aussi une réponse à la complexité de son environnement, où les identités sont souvent fluides, où l’accumulation, l’ornementation et la multiplicité des significations s’expriment dans sa créativité.
J’aime prendre l’exemple des œuvres de l’artiste japonaise Chiharu Shiota, reconnue pour ses installations monumentales faites de fils de laine entrelacés. Ses installations, souvent complexes et labyrinthiques, incarnent cette esthétique baroque et cette vision que j’ai de la Gen Z. Ces jeunes aiment interroger les normes, déconstruire les récits traditionnels et se réapproprier les symboles. La culture devient alors un lieu d’expérimentation et d’interactions, un espace où ils peuvent affirmer leur identité tout en reconnaissant l’héritage des précédentes générations.
Cela semble indiquer que la génération Z réinvente les normes culturelles. Comment cela se répercute-t-il dans la société ?
ES : Contrairement aux générations précédentes qui cherchaient souvent le compromis, cette génération préfère agir dans l’instant, par des actions concrètes et immédiates. Cette approche se reflète aussi dans la façon dont elle interagit avec le monde du travail. La Gen Z rejette les hiérarchies strictes et privilégie des environnements horizontaux, où chacun peut contribuer activement. Elle veut être entendue et avoir un impact, et cela tout de suite. Cette mentalité modifie les structures organisationnelles et remet en question les modèles de leadership traditionnels, qui doivent devenir plus collaboratifs et ouverts pour s’adapter à ses attentes.
Margaret Mead, anthropologue américaine de la première moitié du XXème, avait théorisé les cultures préfiguratives, où ce sont les jeunes qui transmettent aux générations plus âgées. C’est exactement ce que nous observons aujourd’hui, notamment à travers la fluidité numérique de cette génération et sa maîtrise instinctive des outils digitaux. Cette compétence devient une forme de « reverse mentoring » : les plus jeunes partagent leur savoir avec les générations précédentes. Cette transmission ne se limite pas au digital, elle englobe une vision plus large du monde, une réinvention des valeurs sociales et professionnelles.
Mais cette génération ne cherche pas seulement à imposer ses idées. Elle veut collaborer, créer des espaces de dialogue intergénérationnel, tout en affirmant sa propre singularité. Si elle est souvent frustrée par le refus ou l’incompréhension des générations précédentes, son besoin de participation et de contribution reste essentiel. Avec l’émergence de la génération Alpha, qui grandit avec des outils d’intelligence artificielle, cette dynamique d’hybridité et de questionnement des normes ne fera que s’amplifier. Nous assistons à un changement d’ère, comme l’a théorisé Edgar Morin, où la diversité, la collaboration et l’agilité culturelle seront des piliers de l’avenir.
La génération Z a donc beaucoup à offrir et il est essentiel de l’écouter. Elle vit dans un monde que nous avons contribué à façonner, et sa perspective unique est précieuse pour aborder les défis contemporains. Son énergie, sa créativité et son sens de l’urgence sont des atouts inestimables.
« Cette génération ne cherche pas seulement à imposer ses idées. Elle veut collaborer, créer des espaces de dialogue intergénérationnel, tout en affirmant sa propre singularité. »
Elisabeth Soulié, anthropologue